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| Jean de la Fontaine | |
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| Sujet: Jean de la Fontaine Ven 24 Aoû - 17:26 | |
| Jean de la Fontaine LIVRE -I- Le chêne et le Roseau
Le Chêne un jour dit au Roseau : "Vous avez bien sujet d'accuser la Nature ; Un Roitelet pour vous est un pesant fardeau. Le moindre vent, qui d'aventure Fait rider la face de l'eau, Vous oblige à baisser la tête : Cependant que mon front, au Caucase pareil, Non content d'arrêter les rayons du soleil, Brave l'effort de la tempête. Tout vous est Aquilon, tout me semble Zéphyr. Encor si vous naissiez à l'abri du feuillage Dont je couvre le voisinage, Vous n'auriez pas tant à souffrir : Je vous défendrais de l'orage ; Mais vous naissez le plus souvent Sur les humides bords des Royaumes du vent. La nature envers vous me semble bien injuste. - Votre compassion, lui répondit l'Arbuste, Part d'un bon naturel ; mais quittez ce souci. Les vents me sont moins qu'à vous redoutables. Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu'ici Contre leurs coups épouvantables Résisté sans courber le dos ; Mais attendons la fin. "Comme il disait ces mots, Du bout de l'horizon accourt avec furie Le plus terrible des enfants Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs. L'Arbre tient bon ; le Roseau plie. Le vent redouble ses efforts, Et fait si bien qu'il déracine Celui de qui la tête au Ciel était voisine Et dont les pieds touchaient à l'Empire des Morts.
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Ven 24 Aoû - 17:27 | |
| Les Frelons et les mouches à miel
A l'oeuvre on connaît l'Artisan. Quelques rayons de miel sans maître se trouvèrent : Des Frelons les réclamèrent ; Des Abeilles s'opposant, Devant certaine Guêpe on traduisit la cause. Il était malaisé de décider la chose. Les témoins déposaient qu'autour de ces rayons Des animaux ailés, bourdonnants, un peu longs, De couleur fort tannée, et tels que les Abeilles, Avaient longtemps paru. Mais quoi ! dans les Frelons Ces enseignes étaient pareilles. La Guêpe, ne sachant que dire à ces raisons, Fit enquête nouvelle, et pour plus de lumière Entendit une fourmilière. Le point n'en put être éclairci. "De grâce, à quoi bon tout ceci ? Dit une Abeille fort prudente, Depuis tantôt six mois que la cause est pendante, Nous voici comme aux premiers jours. Pendant cela le miel se gâte. Il est temps désormais que le juge se hâte : N'a-t-il point assez léché l'Ours ? Sans tant de contredits, et d'interlocutoires, Et de fatras, et de grimoires, Travaillons, les Frelons et nous : On verra qui sait faire, avec un suc si doux, Des cellules si bien bâties. " Le refus des Frelons fit voir Que cet art passait leur savoir ; Et la Guêpe adjugea le miel à leurs parties. Plût à Dieu qu'on réglât ainsi tous les procès ! Que des Turcs en cela l'on suivît la méthode ! Le simple sens commun nous tiendrait lieu de Code ; Il ne faudrait point tant de frais ; Au lieu qu'on nous mange, on nous gruge, On nous mine par des longueurs ; On fait tant, à la fin, que l'huître est pour le juge, Les écailles pour les plaideurs.
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Ven 24 Aoû - 17:28 | |
| L'enfant et le Maître d'école
Dans ce récit je prétends faire voir D'un certain sot la remontrance vaine. Un jeune enfant dans l'eau se laissa choir, En badinant sur les bords de la Seine. Le Ciel permit qu'un saule se trouva, Dont le branchage, après Dieu, le sauva. S'étant pris, dis-je, aux branches de ce saule, Par cet endroit passe un Maître d'école. L'Enfant lui crie : "Au secours ! je péris. " Le Magister, se tournant à ses cris, D'un ton fort grave à contre-temps s'avise De le tancer : "Ah! le petit babouin ! Voyez, dit-il, où l'a mis sa sottise ! Et puis, prenez de tels fripons le soin. Que les parents sont malheureux qu'il faille Toujours veiller à semblable canaille ! Qu'ils ont de maux ! et que je plains leur sort ! " Ayant tout dit, il mit l'enfant à bord. Je blâme ici plus de gens qu'on ne pense. Tout babillard, tout censeur, tout pédant, Se peut connaître au discours que j'avance : Chacun des trois fait un peuple fort grand ; Le Créateur en a béni l'engeance. En toute affaire ils ne font que songer Aux moyens d'exercer leur langue. Hé ! mon ami, tire-moi de danger : Tu feras après ta harangue.
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Ven 24 Aoû - 17:28 | |
| Le Renard et la Cigogne
Compère le Renard se mit un jour en frais, et retint à dîner commère la Cigogne. Le régal fût petit et sans beaucoup d'apprêts : Le galant pour toute besogne, Avait un brouet clair ; il vivait chichement. Ce brouet fut par lui servi sur une assiette : La Cigogne au long bec n'en put attraper miette ; Et le drôle eut lapé le tout en un moment. Pour se venger de cette tromperie, A quelque temps de là, la Cigogne le prie. "Volontiers, lui dit-il ; car avec mes amis Je ne fais point cérémonie. " A l'heure dite, il courut au logis De la Cigogne son hôtesse ; Loua très fort la politesse ; Trouva le dîner cuit à point : Bon appétit surtout ; Renards n'en manquent point. Il se réjouissait à l'odeur de la viande Mise en menus morceaux, et qu'il croyait friande. On servit, pour l'embarrasser, En un vase à long col et d'étroite embouchure. Le bec de la Cigogne y pouvait bien passer ; Mais le museau du sire était d'autre mesure. Il lui fallut à jeun retourner au logis, Honteux comme un Renard qu'une Poule aurait pris, Serrant la queue, et portant bas l'oreille. Trompeurs, c'est pour vous que j'écris : Attendez-vous à la pareille.
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Ven 24 Aoû - 17:29 | |
| L'Homme entre deux âges et ses deux Maîtresses
Un homme de moyen âge, Et tirant sur le grison, Jugea qu'il était saison De songer au mariage. Il avait du comptant, Et partant De quoi choisir. Toutes voulaient lui plaire ; En quoi notre amoureux ne se pressait pas tant ; Bien adresser n'est pas petite affaire. Deux veuves sur son coeur eurent le plus de part : L'une encor verte, et l'autre un peu bien mûre, Mais qui réparait par son art Ce qu'avait détruit la nature. Ces deux Veuves, en badinant, En riant, en lui faisant fête, L'allaient quelquefois testonnant, C'est-à-dire ajustant sa tête. La Vieille à tous moments de sa part emportait Un peu du poil noir qui restait, Afin que son amant en fût plus à sa guise. La Jeune saccageait les poils blancs à son tour. Toutes deux firent tant, que notre tête grise Demeura sans cheveux, et se douta du tour. Je vous rends, leur dit-il, mille grâces, les Belles, Qui m'avez si bien tondu ; J'ai plus gagné que perdu : Car d'Hymen point de nouvelles. Celle que je prendrais voudrait qu'à sa façon Je vécusse, et non à la mienne. Il n'est tête chauve qui tienne, Je vous suis obligé, Belles, de la leçon.
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Ven 24 Aoû - 17:33 | |
| La Mort et le Malheureux
Un Malheureux appelait tous les jours La mort à son secours. O mort, lui disait-il, que tu me sembles belle ! Viens vite, viens finir ma fortune cruelle. La Mort crut, en venant, l'obliger en effet. Elle frappe à sa porte, elle entre, elle se montre. Que vois-je! cria-t-il, ôtez-moi cet objet ; Qu'il est hideux ! que sa rencontre Me cause d'horreur et d'effroi ! N'approche pas, ô mort ; ô mort, retire-toi. Mécénas fut un galant homme : Il a dit quelque part : Qu'on me rende impotent, Cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu'en somme Je vive, c'est assez, je suis plus que content. Ne viens jamais, ô mort ; on t'en dit tout autant.
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Ven 24 Aoû - 17:34 | |
| Les Voleurs et l'Ane
Pour un Ane enlevé deux Voleurs se battaient : L'un voulait le garder ; l'autre le voulait vendre. Tandis que coups de poing trottaient, Et que nos champions songeaient à se défendre, Arrive un troisième larron Qui saisit maître Aliboron. L'Ane, c'est quelquefois une pauvre province. Les voleurs sont tel ou tel prince, Comme le Transylvain, le Turc, et le Hongrois. Au lieu de deux, j'en ai rencontré trois : Il est assez de cette marchandise. De nul d'eux n'est souvent la Province conquise : Un quart Voleur survient, qui les accorde net En se saisissant du Baudet.
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Ven 24 Aoû - 17:34 | |
| Le Dragon à plusieurs têtes et le Dragon à plusieurs queues
Un Envoyé du Grand Seigneur Préférait, dit l'Histoire, un jour chez l'Empereur, Les forces de son Maître à celles de l'Empire. Un Allemand se mit à dire : Notre prince a des dépendants Qui de leur chef sont si puissants Que chacun d'eux pourrait soudoyer une armée. Le Chiaoux, homme de sens, Lui dit : Je sais par renommée Ce que chaque Electeur peut de monde fournir ; Et cela me fait souvenir D'une aventure étrange, et qui pourtant est vraie. J'étais en un lieu sûr, lorsque je vis passer Les cent têtes d'une Hydre au travers d'une haie. Mon sang commence à se glacer ; Et je crois qu'à moins on s'effraie. Je n'en eus toutefois que la peur sans le mal. Jamais le corps de l'animal Ne put venir vers moi, ni trouver d'ouverture. Je rêvais à cette aventure, Quand un autre Dragon, qui n'avait qu'un seul chef Et bien plus d'une queue, à passer se présente. Me voilà saisi derechef D'étonnement et d'épouvante. Ce chef passe, et le corps, et chaque queue aussi. Rien ne les empêcha ; l'un fit chemin à l'autre. Je soutiens qu'il en est ainsi De votre Empereur et du nôtre.
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Ven 24 Aoû - 17:35 | |
| L'Homme et son image
Un homme qui s'aimait sans avoir de rivaux Passait dans son esprit pour le plus beau du monde. Il accusait toujours les miroirs d'être faux, Vivant plus que content dans son erreur profonde. Afin de le guérir, le sort officieux Présentait partout à ses yeux Les Conseillers muets dont se servent nos Dames : Miroirs dans les logis, miroirs chez les Marchands, Miroirs aux poches des galands, Miroirs aux ceintures des femmes. Que fait notre Narcisse ? Il va se confiner Aux lieux les plus cachés qu'il peut s'imaginer N'osant plus des miroirs éprouver l'aventure. Mais un canal, formé par une source pure, Se trouve en ces lieux écartés ; Il s'y voit ; il se fâche ; et ses yeux irrités Pensent apercevoir une chimère vaine. Il fait tout ce qu'il peut pour éviter cette eau ; Mais quoi, le canal est si beau Qu'il ne le quitte qu'avec peine. On voit bien où je veux venir. Je parle à tous ; et cette erreur extrême Est un mal que chacun se plaît d'entretenir. Notre âme, c'est cet Homme amoureux de lui-même ; Tant de Miroirs, ce sont les sottises d'autrui, Miroirs, de nos défauts les Peintres légitimes ; Et quant au Canal, c'est celui Que chacun sait, le Livre des Maximes.
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Ven 24 Aoû - 17:35 | |
| Le Loup et l'Agneau
La raison du plus fort est toujours la meilleure : Nous l'allons montrer tout à l'heure. Un Agneau se désaltérait Dans le courant d'une onde pure. Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure, Et que la faim en ces lieux attirait. Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ? Dit cet animal plein de rage : Tu seras châtié de ta témérité. - Sire, répond l'Agneau, que votre Majesté Ne se mette pas en colère ; Mais plutôt qu'elle considère Que je me vas désaltérant Dans le courant, Plus de vingt pas au-dessous d'Elle, Et que par conséquent, en aucune façon, Je ne puis troubler sa boisson. - Tu la troubles, reprit cette bête cruelle, Et je sais que de moi tu médis l'an passé. - Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né ? Reprit l'Agneau, je tette encor ma mère. - Si ce n'est toi, c'est donc ton frère. - Je n'en ai point. - C'est donc quelqu'un des tiens : Car vous ne m'épargnez guère, Vous, vos bergers, et vos chiens. On me l'a dit : il faut que je me venge. Là-dessus, au fond des forêts Le Loup l'emporte, et puis le mange, Sans autre forme de procès.
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Ven 24 Aoû - 17:35 | |
| Le Rat de ville et le Rat des champs
Autrefois le Rat de ville Invita le Rat des champs, D'une façon fort civile, A des reliefs d'Ortolans. Sur un Tapis de Turquie Le couvert se trouva mis. Je laisse à penser la vie Que firent ces deux amis. Le régal fut fort honnête, Rien ne manquait au festin ; Mais quelqu'un troubla la fête Pendant qu'ils étaient en train. A la porte de la salle Ils entendirent du bruit : Le Rat de ville détale ; Son camarade le suit. Le bruit cesse, on se retire : Rats en campagne aussitôt ; Et le citadin de dire : Achevons tout notre rôt. - C'est assez, dit le rustique ; Demain vous viendrez chez moi : Ce n'est pas que je me pique De tous vos festins de Roi ; Mais rien ne vient m'interrompre : Je mange tout à loisir. Adieu donc ; fi du plaisir Que la crainte peut corrompre.
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Ven 24 Aoû - 17:36 | |
| Le Coq et la Perle
Un jour un Coq détourna Une Perle, qu'il donna Au beau premier Lapidaire. "Je la crois fine, dit-il ; Mais le moindre grain de mil Serait bien mieux mon affaire. " Un ignorant hérita D'un manuscrit, qu'il porta Chez son voisin le Libraire. "Je crois, dit-il, qu'il est bon ; Mais le moindre ducaton Serait bien mieux mon affaire. "
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Ven 24 Aoû - 17:38 | |
| L'Hirondelle et les petits Oiseaux
Une Hirondelle en ses voyages Avait beaucoup appris. Quiconque a beaucoup vu Peut avoir beaucoup retenu. Celle-ci prévoyait jusqu'aux moindres orages, Et devant qu'ils fussent éclos, Les annonçait aux Matelots. Il arriva qu'au temps que le chanvre se sème, Elle vit un manant en couvrir maints sillons. "Ceci ne me plaît pas, dit-elle aux Oisillons : Je vous plains ; car pour moi, dans ce péril extrême, Je saurai m'éloigner, ou vivre en quelque coin. Voyez-vous cette main qui par les airs chemine ? Un jour viendra, qui n'est pas loin, Que ce qu'elle répand sera votre ruine. De là naîtront engins à vous envelopper, Et lacets pour vous attraper, Enfin mainte et mainte machine Qui causera dans la saison Votre mort ou votre prison : Gare la cage ou le chaudron ! C'est pourquoi, leur dit l'Hirondelle, Mangez ce grain; et croyez-moi. " Les Oiseaux se moquèrent d'elle : Ils trouvaient aux champs trop de quoi. Quand la chènevière fut verte, L'Hirondelle leur dit : "Arrachez brin à brin Ce qu'a produit ce maudit grain, Ou soyez sûrs de votre perte. - Prophète de malheur, babillarde, dit-on, Le bel emploi que tu nous donnes ! Il nous faudrait mille personnes Pour éplucher tout ce canton. " La chanvre étant tout à fait crue, L'Hirondelle ajouta : "Ceci ne va pas bien; Mauvaise graine est tôt venue. Mais puisque jusqu'ici l'on ne m'a crue en rien, Dès que vous verrez que la terre Sera couverte, et qu'à leurs blés Les gens n'étant plus occupés Feront aux oisillons la guerre ; Quand reginglettes et réseaux Attraperont petits Oiseaux, Ne volez plus de place en place, Demeurez au logis, ou changez de climat : Imitez le Canard, la Grue, et la Bécasse. Mais vous n'êtes pas en état De passer, comme nous, les déserts et les ondes, Ni d'aller chercher d'autres mondes ; C'est pourquoi vous n'avez qu'un parti qui soit sûr : C'est de vous renfermer aux trous de quelque mur. " Les Oisillons, las de l'entendre, Se mirent à jaser aussi confusément Que faisaient les Troyens quand la pauvre Cassandre Ouvrait la bouche seulement. Il en prit aux uns comme aux autres : Maint oisillon se vit esclave retenu. Nous n'écoutons d'instincts que ceux qui sont les nôtres, Et ne croyons le mal que quand il est venu.
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Ven 24 Aoû - 17:39 | |
| La Besace
Jupiter dit un jour : "Que tout ce qui respire S'en vienne comparaître aux pieds de ma grandeur : Si dans son composé quelqu'un trouve à redire, Il peut le déclarer sans peur ; Je mettrai remède à la chose. Venez, Singe ; parlez le premier, et pour cause. Voyez ces animaux, faites comparaison De leurs beautés avec les vôtres. Etes-vous satisfait? - Moi ? dit-il, pourquoi non ? N'ai-je pas quatre pieds aussi bien que les autres ? Mon portrait jusqu'ici ne m'a rien reproché ; Mais pour mon frère l'Ours, on ne l'a qu'ébauché : Jamais, s'il me veut croire, il ne se fera peindre. " L'Ours venant là-dessus, on crut qu'il s'allait plaindre. Tant s'en faut : de sa forme il se loua très fort Glosa sur l'Eléphant, dit qu'on pourrait encor Ajouter à sa queue, ôter à ses oreilles ; Que c'était une masse informe et sans beauté. L'Eléphant étant écouté, Tout sage qu'il était, dit des choses pareilles. Il jugea qu'à son appétit Dame Baleine était trop grosse. Dame Fourmi trouva le Ciron trop petit, Se croyant, pour elle, un colosse. Jupin les renvoya s'étant censurés tous, Du reste, contents d'eux ; mais parmi les plus fous Notre espèce excella ; car tout ce que nous sommes, Lynx envers nos pareils, et Taupes envers nous, Nous nous pardonnons tout, et rien aux autres hommes : On se voit d'un autre oeil qu'on ne voit son prochain. Le Fabricateur souverain Nous créa Besaciers tous de même manière, Tant ceux du temps passé que du temps d'aujourd'hui : Il fit pour nos défauts la poche de derrière, Et celle de devant pour les défauts d'autrui.
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Ven 24 Aoû - 17:40 | |
| Le Loup et le Chien
Un Loup n'avait que les os et la peau, Tant les chiens faisaient bonne garde. Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau, Gras, poli, qui s'était fourvoyé par mégarde. L'attaquer, le mettre en quartiers, Sire Loup l'eût fait volontiers ; Mais il fallait livrer bataille, Et le Mâtin était de taille A se défendre hardiment. Le Loup donc l'aborde humblement, Entre en propos, et lui fait compliment Sur son embonpoint, qu'il admire. "Il ne tiendra qu'à vous beau sire, D'être aussi gras que moi, lui repartit le Chien. Quittez les bois, vous ferez bien : Vos pareils y sont misérables, Cancres, haires, et pauvres diables, Dont la condition est de mourir de faim. Car quoi ? rien d'assuré : point de franche lippée : Tout à la pointe de l'épée. Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur destin. " Le Loup reprit : "Que me faudra-t-il faire ? - Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens Portants bâtons, et mendiants ; Flatter ceux du logis, à son Maître complaire : Moyennant quoi votre salaire Sera force reliefs de toutes les façons : Os de poulets, os de pigeons, Sans parler de mainte caresse. " Le Loup déjà se forge une félicité Qui le fait pleurer de tendresse. Chemin faisant, il vit le col du Chien pelé. "Qu'est-ce là ? lui dit-il. - Rien. - Quoi ? rien ? - Peu de chose. - Mais encor ? - Le collier dont je suis attaché De ce que vous voyez est peut-être la cause. - Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas Où vous voulez ? - Pas toujours ; mais qu'importe ? - Il importe si bien, que de tous vos repas Je ne veux en aucune sorte, Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. " Cela dit, maître Loup s'enfuit, et court encor.
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Ven 24 Aoû - 17:41 | |
| Simonide préservé par les Dieux
On ne peut trop louer trois sortes de personnes : Les Dieux, sa Maîtresse, et son Roi. Malherbe le disait ; j'y souscris quant à moi : Ce sont maximes toujours bonnes. La louange chatouille et gagne les esprits ; Les faveurs d'une belle en sont souvent le prix. Voyons comme les Dieux l'ont quelquefois payée. Simonide avait entrepris L'éloge d'un Athlète, et, la chose essayée, Il trouva son sujet plein de récits tout nus. Les parents de l'Athlète étaient gens inconnus, Son père, un bon Bourgeois, lui sans autre mérite : Matière infertile et petite. Le Poète d'abord parla de son Héros. Après en avoir dit ce qu'il en pouvait dire, Il se jette à côté, se met sur le propos De Castor et Pollux, ne manque pas d'écrire Que leur exemple était aux lutteurs glorieux, Elève leurs combats, spécifiant les lieux Où ces frères s'étaient signalés davantage. Enfin l'éloge de ces Dieux Faisait les deux tiers de l'ouvrage. L'Athlète avait promis d'en payer un talent ; Mais quand il le vit, le galand N'en donna que le tiers, et dit fort franchement Que Castor et Pollux acquitassent le reste. Faites-vous contenter par ce couple céleste. Je vous veux traiter cependant : Venez souper chez moi, nous ferons bonne vie. Les conviés sont gens choisis, Mes parents, mes meilleurs amis. Soyez donc de la compagnie. Simonide promit. Peut-être qu'il eut peur De perdre, outre son dû, le gré de sa louange. Il vient, l'on festine, l'on mange. Chacun étant en belle humeur, Un domestique accourt, l'avertit qu'à la porte Deux hommes demandaient à le voir promptement. Il sort de table, et la cohorte N'en perd pas un seul coup de dent. Ces deux hommes étaient les gémeaux de l'éloge. Tous deux lui rendent grâce ; et pour prix de ses vers, Ils l'avertissent qu'il déloge, Et que cette maison va tomber à l'envers. La prédiction en fut vraie ; Un pilier manque ; et le plafonds, Ne trouvant plus rien qui l'étaie, Tombe sur le festin, brise plats et flacons, N'en fait pas moins aux Echansons. Ce ne fut pas le pis ; car, pour rendre complète La vengeance due au Poète, Une poutre cassa les jambes à l'Athlète, Et renvoya les conviés Pour la plupart estropiés. La renommée eut soin de publier l'affaire. Chacun cria miracle. On doubla le salaire Que méritaient les vers d'un homme aimé des Dieux. Il n'était fils de bonne mère Qui, les payant à qui mieux mieux, Pour ses ancêtres n'en fit faire. Je reviens à mon texte et dis premièrement Qu'on ne saurait manquer de louer largement Les Dieux et leurs pareils; de plus, que Melpomène Souvent sans déroger trafique de sa peine ; Enfin qu'on doit tenir notre art en quelque prix. Les grands se font honneur dès lors qu'ils nous font grâce : Jadis l'Olympe et le Parnasse Etaient frères et bons amis.
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Ven 24 Aoû - 17:43 | |
| La Cigale et la Fourmi
La Cigale, ayant chanté Tout l'été, Se trouva fort dépourvue Quand la bise fut venue : Pas un seul petit morceau De mouche ou de vermisseau. Elle alla crier famine Chez la Fourmi sa voisine, La priant de lui prêter Quelque grain pour subsister Jusqu'à la saison nouvelle. "Je vous paierai, lui dit-elle, Avant l'Oût, foi d'animal, Intérêt et principal. " La Fourmi n'est pas prêteuse : C'est là son moindre défaut. Que faisiez-vous au temps chaud ? Dit-elle à cette emprunteuse. - Nuit et jour à tout venant Je chantais, ne vous déplaise. - Vous chantiez ? j'en suis fort aise. Eh bien! dansez maintenant.
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Le Corbeau et le Renard
Maître Corbeau, sur un arbre perché, Tenait en son bec un fromage. Maître Renard, par l'odeur alléché, Lui tint à peu près ce langage : "Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau. Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau ! Sans mentir, si votre ramage Se rapporte à votre plumage, Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois." A ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie ; Et pour montrer sa belle voix, Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie. Le Renard s'en saisit, et dit : "Mon bon Monsieur, Apprenez que tout flatteur Vit aux dépens de celui qui l'écoute : Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute. " Le Corbeau, honteux et confus, Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.
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La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Boeuf
Une Grenouille vit un Boeuf Qui lui sembla de belle taille. Elle, qui n'était pas grosse en tout comme un oeuf, Envieuse, s'étend, et s'enfle, et se travaille, Pour égaler l'animal en grosseur, Disant : "Regardez bien, ma soeur ; Est-ce assez ? dites-moi ; n'y suis-je point encore ? - Nenni. - M'y voici donc ? - Point du tout. - M'y voilà ? - Vous n'en approchez point.". La chétive pécore S'enfla si bien qu'elle creva. Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages : Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs, Tout petit prince a des ambassadeurs, Tout marquis veut avoir des pages.
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Les Deux Mulets
Deux Mulets cheminaient, l'un d'avoine chargé, L'autre portant l'argent de la Gabelle. Celui-ci, glorieux d'une charge si belle, N'eût voulu pour beaucoup en être soulagé. Il marchait d'un pas relevé, Et faisait sonner sa sonnette : Quand l'ennemi se présentant, Comme il en voulait à l'argent, Sur le Mulet du fisc une troupe se jette, Le saisit au frein et l'arrête. Le Mulet, en se défendant, Se sent percer de coups : il gémit, il soupire. "Est-ce donc là, dit-il, ce qu'on m'avait promis ? Ce Mulet qui me suit du danger se retire, Et moi j'y tombe, et je péris. - Ami, lui dit son camarade, Il n'est pas toujours bon d'avoir un haut Emploi : Si tu n'avais servi qu'un Meunier, comme moi, Tu ne serais pas si malade. "
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La Génisse, la Chèvre, et la Brebis, en société avec le Lion
La Génisse, la Chèvre, et leur soeur la Brebis, Avec un fier Lion, seigneur du voisinage, Firent société, dit-on, au temps jadis, Et mirent en commun le gain et le dommage. Dans les lacs de la Chèvre un Cerf se trouva pris. Vers ses associés aussitôt elle envoie. Eux venus, le Lion par ses ongles compta, Et dit : "Nous sommes quatre à partager la proie. " Puis en autant de parts le Cerf il dépeça ; Prit pour lui la première en qualité de Sire : "Elle doit être à moi, dit-il ; et la raison, C'est que je m'appelle Lion : A cela l'on n'a rien à dire. La seconde, par droit, me doit échoir encor : Ce droit, vous le savez, c'est le droit du plus fort Comme le plus vaillant, je prétends la troisième. Si quelqu'une de vous touche à la quatrième, Je l'étranglerai tout d'abord. " Fin du livre 1
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Lun 27 Aoû - 15:34 | |
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Livre 2
Contre ceux qui ont le goût difficile
Quand j'aurais en naissant reçu de Calliope Les dons qu'à ses Amants cette Muse a promis, Je les consacrerais aux mensonges d'Esope : Le mensonge et les vers de tout temps sont amis. Mais je ne me crois pas si chéri du Parnasse Que de savoir orner toutes ces fictions. On peut donner du lustre à leurs inventions ; On le peut, je l'essaie ; un plus savant le fasse. Cependant jusqu'ici d'un langage nouveau J'ai fait parler le Loup et répondre l'Agneau. J'ai passé plus avant : les Arbres et les Plantes Sont devenus chez moi créatures parlantes. Qui ne prendrait ceci pour un enchantement ? "Vraiment, me diront nos Critiques, Vous parlez magnifiquement De cinq ou six contes d'enfant. - Censeurs, en voulez-vous qui soient plus authentiques Et d'un style plus haut ? En voici : "Les Troyens, "Après dix ans de guerre autour de leurs murailles, "Avaient lassé les Grecs, qui par mille moyens, "Par mille assauts, par cent batailles, "N'avaient pu mettre à bout cette fière Cité, "Quand un cheval de bois, par Minerve inventé, "D'un rare et nouvel artifice, "Dans ses énormes flancs reçut le sage Ulysse, "Le vaillant Diomède, Ajax l'impétueux, "Que ce Colosse monstrueux "Avec leurs escadrons devait porter dans Troie, "Livrant à leur fureur ses Dieux mêmes en proie : "Stratagème inouï, qui des fabricateurs "Paya la constance et la peine. " - C'est assez, me dira quelqu'un de nos Auteurs : La période est longue, il faut reprendre haleine ; Et puis votre Cheval de bois, Vos Héros avec leurs Phalanges, Ce sont des contes plus étranges Qu'un Renard qui cajole un Corbeau sur sa voix : De plus, il vous sied mal d'écrire en si haut style. - Eh bien ! baissons d'un ton. "La jalouse Amarylle "Songeait à son Alcippe, et croyait de ses soins "N'avoir que ses Moutons et son Chien pour témoins. "Tircis, qui l'aperçut, se glisse entre des saules ; "Il entend la bergère adressant ces paroles "Au doux Zéphire, et le priant "De les porter à son Amant. - Je vous arrête à cette rime, Dira mon censeur à l'instant ; Je ne la tiens pas légitime, Ni d'une assez grande vertu : Remettez, pour le mieux, ces deux vers à la fonte. - Maudit censeur, te tairas-tu ? Ne saurais-je achever mon conte ? C'est un dessein très dangereux Que d'entreprendre de te plaire. " Les délicats sont malheureux : Rien ne saurait les satisfaire.
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Conseil tenu par les Rats
Un Chat, nommé Rodilardus Faisait des Rats telle déconfiture Que l'on n'en voyait presque plus, Tant il en avait mis dedans la sépulture. Le peu qu'il en restait, n'osant quitter son trou, Ne trouvait à manger que le quart de son sou, Et Rodilard passait, chez la gent misérable, Non pour un Chat, mais pour un Diable. Or un jour qu'au haut et au loin Le galant alla chercher femme, Pendant tout le sabbat qu'il fit avec sa Dame, Le demeurant des Rats tint chapitre en un coin Sur la nécessité présente. Dès l'abord, leur Doyen, personne fort prudente, Opina qu'il fallait, et plus tôt que plus tard, Attacher un grelot au cou de Rodilard ; Qu'ainsi, quand il irait en guerre, De sa marche avertis, ils s'enfuiraient en terre ; Qu'il n'y savait que ce moyen. Chacun fut de l'avis de Monsieur le Doyen, Chose ne leur parut à tous plus salutaire. La difficulté fut d'attacher le grelot. L'un dit : "Je n'y vas point, je ne suis pas si sot"; L'autre : "Je ne saurais."Si bien que sans rien faire On se quitta. J'ai maints Chapitres vus, Qui pour néant se sont ainsi tenus ; Chapitres, non de Rats, mais Chapitres de Moines, Voire chapitres de Chanoines. Ne faut-il que délibérer, La Cour en Conseillers foisonne ; Est-il besoin d'exécuter, L'on ne rencontre plus personne.
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Le Loup plaidant contre le Renard par-devant le Singe
Un Loup disait que l'on l'avait volé : Un Renard, son voisin, d'assez mauvaise vie, Pour ce prétendu vol par lui fut appelé. Devant le Singe il fut plaidé, Non point par Avocats, mais par chaque Partie. Thémis n'avait point travaillé, De mémoire de Singe, à fait plus embrouillé. Le Magistrat suait en son lit de Justice. Après qu'on eut bien contesté, Répliqué, crié, tempêté, Le Juge, instruit de leur malice, Leur dit : "Je vous connais de longtemps, mes amis, Et tous deux vous paierez l'amende ; Car toi, Loup, tu te plains, quoiqu'on ne t'ait rien pris ; Et toi, Renard, as pris ce que l'on te demande. " Le juge prétendait qu'à tort et à travers On ne saurait manquer, condamnant un pervers. Quelques personnes de bon sens ont cru que l'impossibilité et la contradiction qui est dans le Jugement de ce Singe était une chose à censurer ; mais je ne m'en suis servi qu'après Phédre ; et c'est en cela que consiste le bon mot, selon mon avis.
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Les Deux Taureaux et une Grenouille
Deux Taureaux combattaient à qui posséderait Une Génisse avec l'empire. Une Grenouille en soupirait. "Qu'avez-vous ?"se mit à lui dire Quelqu'un du peuple croassant. Et ne voyez-vous pas, dit-elle, Que la fin de cette querelle Sera l'exil de l'un ; que l'autre, le chassant, Le fera renoncer aux campagnes fleuries ? Il ne régnera plus sur l'herbe des prairies, Viendra dans nos marais régner sur les roseaux, Et nous foulant aux pieds jusques au fond des eaux, Tantôt l'une, et puis l'autre, il faudra qu'on pâtisse Du combat qu'a causé Madame la Génisse. Cette crainte était de bon sens. L'un des Taureaux en leur demeure S'alla cacher à leurs dépens : Il en écrasait vingt par heure. Hélas! on voit que de tout temps Les petits ont pâti des sottises des grands.
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Les Deux Taureaux et une Grenouille
Deux Taureaux combattaient à qui posséderait Une Génisse avec l'empire. Une Grenouille en soupirait. "Qu'avez-vous ?"se mit à lui dire Quelqu'un du peuple croassant. Et ne voyez-vous pas, dit-elle, Que la fin de cette querelle Sera l'exil de l'un ; que l'autre, le chassant, Le fera renoncer aux campagnes fleuries ? Il ne régnera plus sur l'herbe des prairies, Viendra dans nos marais régner sur les roseaux, Et nous foulant aux pieds jusques au fond des eaux, Tantôt l'une, et puis l'autre, il faudra qu'on pâtisse Du combat qu'a causé Madame la Génisse. Cette crainte était de bon sens. L'un des Taureaux en leur demeure S'alla cacher à leurs dépens : Il en écrasait vingt par heure. Hélas! on voit que de tout temps Les petits ont pâti des sottises des grands.
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L'Oiseau blessé d'une flèche
Mortellement atteint d'une flèche empennée, Un Oiseau déplorait sa triste destinée, Et disait, en souffrant un surcroît de douleur : "Faut-il contribuer à son propre malheur ! Cruels humains ! vous tirez de nos ailes De quoi faire voler ces machines mortelles. Mais ne vous moquez point, engeance sans pitié : Souvent il vous arrive un sort comme le nôtre. Des enfants de Japet toujours une moitié Fournira des armes à l'autre. "
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La Lice et sa Compagne
Une Lice étant sur son terme, Et ne sachant ou mettre un fardeau si pressant, Fait si bien qu'à la fin sa Compagne consent De lui prêter sa hutte, où la Lice s'enferme. Au bout de quelque temps sa Compagne revient. La Lice lui demande encore une quinzaine ; Ses petits ne marchaient, disait-elle, qu'à peine. Pour faire court, elle l'obtient. Ce second terme échu, l'autre lui redemande Sa maison, sa chambre, son lit. La Lice cette fois montre les dents, et dit : "Je suis prête à sortir avec toute ma bande, Si vous pouvez nous mettre hors. " Ses enfants étaient déjà forts. Ce qu'on donne aux méchants, toujours on le regrette. Pour tirer d'eux ce qu'on leur prête, Il faut que l'on en vienne aux coups ; Il faut plaider, il faut combattre. Laissez-leur prendre un pied chez vous, Ils en auront bientôt pris quatre.
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L'Aigle et l'Escarbot
L'Aigle donnait la chasse à maître Jean Lapin, Qui droit à son terrier s'enfuyait au plus vite. Le trou de l'Escarbot se rencontre en chemin. Je laisse à penser si ce gîte Etait sûr ; mais ou mieux ? Jean Lapin s'y blottit. L'Aigle fondant sur lui nonobstant cet asile, L'Escarbot intercède, et dit : "Princesse des Oiseaux, il vous est fort facile D'enlever malgré moi ce pauvre malheureux ; Mais ne me faites pas cet affront, je vous prie ; Et puisque Jean Lapin vous demande la vie, Donnez-la-lui, de grâce, ou l'ôtez à tous deux : C'est mon voisin, c'est mon compère. " L'oiseau de Jupiter, sans répondre un seul mot, Choque de l'aile l'Escarbot, L'étourdit, l'oblige à se taire, Enlève Jean Lapin. L' Escarbot indigné Vole au nid de l'oiseau, fracasse, en son absence, Ses oeufs, ses tendres oeufs, sa plus douce espérance : Pas un seul ne fut épargné. L'Aigle étant de retour, et voyant ce ménage, Remplit le ciel de cris ; et pour comble de rage, Ne sait sur qui venger le tort qu'elle a souffert. Elle gémit en vain : sa plainte au vent se perd. Il fallut pour cet an vivre en mère affligée. L'an suivant, elle mit son nid plus haut. L'Escarbot prend son temps, fait faire aux oeufs le saut : La mort de Jean Lapin derechef est vengée. Ce second deuil fut tel, que l'écho de ces bois N'en dormit de plus de six mois. L'Oiseau qui porte Ganymède Du monarque des Dieux enfin implore l'aide, Dépose en son giron ses oeufs, et croit qu'en paix Ils seront dans ce lieu ; que, pour ses intérêts, Jupiter se verra contraint de les défendre : Hardi qui les irait là prendre. Aussi ne les y prit-on pas. Leur ennemi changea de note, Sur la robe du Dieu fit tomber une crotte : Le dieu la secouant jeta les oeufs à bas. Quand l'Aigle sut l'inadvertance, Elle menaça Jupiter D'abandonner sa Cour, d'aller vivre au désert, Avec mainte autre extravagance. Le pauvre Jupiter se tut : Devant son tribunal l'Escarbot comparut, Fit sa plainte, et conta l'affaire. On fit entendre à l'Aigle enfin qu'elle avait tort. Mais les deux ennemis ne voulant point d'accord, Le Monarque des Dieux s'avisa, pour bien faire, De transporter le temps où l'Aigle fait l'amour En une autre saison, quand la race Escarbote Est en quartier d'hiver, et, comme la Marmotte, Se cache et ne voit point le jour.
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Le Lion et le Moucheron
"Va-t'en, chétif insecte, excrément de la terre! " C'est en ces mots que le Lion Parlait un jour au Moucheron. L'autre lui déclara la guerre. "Penses-tu, lui dit-il, que ton titre de Roi Me fasse peur ni me soucie ? Un boeuf est plus puissant que toi : Je le mène à ma fantaisie. " A peine il achevait ces mots Que lui-même il sonna la charge, Fut le Trompette et le Héros. Dans l'abord il se met au large ; Puis prend son temps, fond sur le cou Du Lion, qu'il rend presque fou. Le quadrupède écume, et son oeil étincelle ; Il rugit ; on se cache, on tremble à l'environ ; Et cette alarme universelle Est l'ouvrage d'un Moucheron. Un avorton de Mouche en cent lieux le harcelle : Tantôt pique l'échine, et tantôt le museau, Tantôt entre au fond du naseau. La rage alors se trouve à son faîte montée. L'invisible ennemi triomphe, et rit de voir Qu'il n'est griffe ni dent en la bête irritée Qui de la mettre en sang ne fasse son devoir. Le malheureux Lion se déchire lui-même, Fait résonner sa queue à l'entour de ses flancs, Bat l'air, qui n'en peut mais ; et sa fureur extrême Le fatigue, l'abat : le voilà sur les dents. L'insecte du combat se retire avec gloire : Comme il sonna la charge, il sonne la victoire, Va partout l'annoncer, et rencontre en chemin L'embuscade d'une araignée ; Il y rencontre aussi sa fin. Quelle chose par là nous peut être enseignée ? J'en vois deux, dont l'une est qu'entre nos ennemis Les plus à craindre sont souvent les plus petits ; L'autre, qu'aux grands périls tel a pu se soustraire, Qui périt pour la moindre affaire.
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| | | Admin Admin
Nombre de messages : 1246 Date d'inscription : 03/05/2007
| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Lun 27 Aoû - 15:36 | |
| L'Ane chargé d'éponges, et l'Ane chargé de sel
Un Anier, son Sceptre à la main, Menait, en Empereur Romain, Deux Coursiers à longues oreilles. L'un, d'éponges chargé, marchait comme un Courrier ; Et l'autre, se faisant prier, Portait, comme on dit, les bouteilles : Sa charge était de sel. Nos gaillards pèlerins, Par monts, par vaux, et par chemins, Au gué d'une rivière à la fin arrivèrent, Et fort empêchés se trouvèrent. L'Anier, qui tous les jours traversait ce gué-là, Sur l'Ane à l'éponge monta, Chassant devant lui l'autre bête, Qui voulant en faire à sa tête, Dans un trou se précipita, Revint sur l'eau, puis échappa ; Car au bout de quelques nagées, Tout son sel se fondit si bien Que le Baudet ne sentit rien Sur ses épaules soulagées. Camarade Epongier prit exemple sur lui, Comme un Mouton qui va dessus la foi d'autrui. Voilà mon Ane à l'eau ; jusqu'au col il se plonge, Lui, le Conducteur et l'Eponge. Tous trois burent d'autant : l'Anier et le Grison Firent à l'éponge raison. Celle-ci devint si pesante, Et de tant d'eau s'emplit d'abord, Que l'Ane succombant ne put gagner le bord. L'Anier l'embrassait, dans l'attente D'une prompte et certaine mort. Quelqu'un vint au secours : qui ce fut, il n'importe ; C'est assez qu'on ait vu par là qu'il ne faut point Agir chacun de même sorte. J'en voulais venir à ce point.
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Le Lion et le Rat
Il faut, autant qu'on peut, obliger tout le monde : On a souvent besoin d'un plus petit que soi. De cette vérité deux Fables feront foi, Tant la chose en preuves abonde. Entre les pattes d'un Lion Un Rat sortit de terre assez à l'étourdie. Le Roi des animaux, en cette occasion, Montra ce qu'il était, et lui donna la vie. Ce bienfait ne fut pas perdu. Quelqu'un aurait-il jamais cru Qu'un Lion d'un Rat eût affaire ? Cependant il advint qu'au sortir des forêts Ce Lion fut pris dans des rets, Dont ses rugissements ne le purent défaire. Sire Rat accourut, et fit tant par ses dents Qu'une maille rongée emporta tout l'ouvrage. Patience et longueur de temps Font plus que force ni que rage.
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La Colombe et la Fourmi
L'autre exemple est tiré d'animaux plus petits. Le long d'un clair ruisseau buvait une Colombe, Quand sur l'eau se penchant une Fourmi y tombe. Et dans cet océan l'on eût vu la Fourmi S'efforcer, mais en vain, de regagner la rive. La Colombe aussitôt usa de charité : Un brin d'herbe dans l'eau par elle étant jeté, Ce fut un promontoire où la Fourmi arrive. Elle se sauve ; et là-dessus Passe un certain Croquant qui marchait les pieds nus. Ce Croquant, par hasard, avait une arbalète. Dès qu'il voit l'Oiseau de Vénus Il le croit en son pot, et déjà lui fait fête. Tandis qu'à le tuer mon Villageois s'apprête, La Fourmi le pique au talon. Le Vilain retourne la tête : La Colombe l'entend, part, et tire de long. Le soupé du Croquant avec elle s'envole : Point de Pigeon pour une obole.
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L'Astrologue qui se laisse tomber dans un puits
Un Astrologue un jour se laissa choir Au fond d'un puits. On lui dit : "Pauvre bête, Tandis qu'à peine à tes pieds tu peux voir, Penses-tu lire au-dessus de ta tête ? " Cette aventure en soi, sans aller plus avant, Peut servir de leçon à la plupart des hommes. Parmi ce que de gens sur la terre nous sommes, Il en est peu qui fort souvent Ne se plaisent d'entendre dire Qu'au livre du Destin les mortels peuvent lire. Mais ce livre, qu'Homère et les siens ont chanté, Qu'est-ce, que le Hasard parmi l'Antiquité, Et parmi nous la Providence ? Or du Hasard il n'est point de science : S'il en était, on aurait tort De l'appeler hasard, ni fortune, ni sort, Toutes choses très incertaines. Quant aux volontés souveraines De Celui qui fait tout, et rien qu'avec dessein, Qui les sait, que lui seul ? Comment lire en son sein ? Aurait-il imprimé sur le front des étoiles Ce que la nuit des temps enferme dans ses voiles ? A quelle utilité ? Pour exercer l'esprit De ceux qui de la Sphère et du Globe ont écrit ? Pour nous faire éviter des maux inévitables ? Nous rendre, dans les biens, de plaisir incapables ? Et causant du dégoût pour ces biens prévenus, Les convertir en maux devant qu'ils soient venus ? C'est erreur, ou plutôt c'est crime de le croire. Le Firmament se meut ; les Astres font leur cours, Le Soleil nous luit tous les jours, Tous les jours sa clarté succède à l'ombre noire, Sans que nous en puissions autre chose inférer Que la nécessité de luire et d'éclairer, D'amener les saisons, de mûrir les semences, De verser sur les corps certaines influences. Du reste, en quoi répond au sort toujours divers Ce train toujours égal dont marche l'Univers ? Charlatans, faiseurs d'horoscope, Quittez les cours des Princes de l'Europe ; Emmenez avec vous les souffleurs tout d'un temps : Vous ne méritez pas plus de foi que ces gens. Je m'emporte un peu trop : revenons à l'histoire De ce Spéculateur qui fut contraint de boire. Outre la vanité de son art mensonger, C'est l'image de ceux qui bâillent aux chimères, Cependant qu'ils sont en danger, Soit pour eux, soit pour leurs affaires.
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Le Lièvre et les Grenouilles
Un Lièvre en son gîte songeait (Car que faire en un gîte, à moins que l'on ne songe ?) ; Dans un profond ennui ce Lièvre se plongeait : Cet animal est triste, et la crainte le ronge. "Les gens de naturel peureux Sont, disait-il, bien malheureux. Ils ne sauraient manger morceau qui leur profite ; Jamais un plaisir pur ; toujours assauts divers. Voilà comme je vis : cette crainte maudite M'empêche de dormir, sinon les yeux ouverts. Corrigez-vous, dira quelque sage cervelle. Et la peur se corrige-t-elle ? Je crois même qu'en bonne foi Les hommes ont peur comme moi. " Ainsi raisonnait notre Lièvre, Et cependant faisait le guet. Il était douteux, inquiet : Un souffle, une ombre, un rien, tout lui donnait la fièvre. Le mélancolique animal, En rêvant à cette matière, Entend un léger bruit : ce lui fut un signal Pour s'enfuir devers sa tanière. Il s'en alla passer sur le bord d'un étang. Grenouilles aussitôt de sauter dans les ondes ; Grenouilles de rentrer en leurs grottes profondes. "Oh! dit-il, j'en fais faire autant Qu'on m'en fait faire ! Ma présence Effraie aussi les gens ! je mets l'alarme au camp ! Et d'où me vient cette vaillance ? Comment ? Des animaux qui tremblent devant moi ! Je suis donc un foudre de guerre ! Il n'est, je le vois bien, si poltron sur la terre Qui ne puisse trouver un plus poltron que soi. "
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| | | Admin Admin
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Lun 27 Aoû - 15:37 | |
| Le Coq et le Renard
Sur la branche d'un arbre était en sentinelle Un vieux Coq adroit et matois. "Frère, dit un Renard, adoucissant sa voix, Nous ne sommes plus en querelle : Paix générale cette fois. Je viens te l'annoncer ; descends, que je t'embrasse. Ne me retarde point, de grâce ; Je dois faire aujourd'hui vingt postes sans manquer. Les tiens et toi pouvez vaquer Sans nulle crainte à vos affaires ; Nous vous y servirons en frères. Faites-en les feux dès ce soir. Et cependant viens recevoir Le baiser d'amour fraternelle. - Ami, reprit le coq, je ne pouvais jamais Apprendre une plus douce et meilleur nouvelle Que celle De cette paix ; Et ce m'est une double joie De la tenir de toi. Je vois deux Lévriers, Qui, je m'assure, sont courriers Que pour ce sujet on envoie. Ils vont vite, et seront dans un moment à nous. Je descends ; nous pourrons nous entre-baiser tous. -Adieu, dit le Renard, ma traite est longue à faire : Nous nous réjouirons du succès de l'affaire Une autre fois. Le galand aussitôt Tire ses grègues, gagne au haut, mal content de son stratagème ; Et notre vieux Coq en soi-même Se mit à rire de sa peur ; Car c'est double plaisir de tromper le trompeur.
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Le Corbeau voulant imiter l'Aigle
L'Oiseau de Jupiter enlevant un mouton, Un Corbeau témoin de l'affaire, Et plus faible de reins, mais non pas moins glouton, En voulut sur l'heure autant faire. Il tourne à l'entour du troupeau, Marque entre cent Moutons le plus gras, le plus beau, Un vrai Mouton de sacrifice : On l'avait réservé pour la bouche des Dieux. Gaillard Corbeau disait, en le couvant des yeux : Je ne sais qui fut ta nourrice ; Mais ton corps me paraît en merveilleux état : Tu me serviras de pâture. Sur l'animal bêlant à ces mots il s'abat. La Moutonnière créature Pesait plus qu'un fromage, outre que sa toison Etait d'une épaisseur extrême, Et mêlée à peu près de la même façon Que la barbe de Polyphème. Elle empêtra si bien les serres du Corbeau Que le pauvre animal ne put faire retraite. Le Berger vient, le prend, l'encage bien et beau, Le donne à ses enfants pour servir d'amusette. Il faut se mesurer, la conséquence est nette : Mal prend aux Volereaux de faire les Voleurs. L'exemple est un dangereux leurre : Tous les mangeurs de gens ne sont pas grands Seigneurs ; Où la Guêpe a passé, le Moucheron demeure.
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Le Paon se plaignant à Junon
Le Paon se plaignait à Junon : Déesse, disait-il, ce n'est pas sans raison Que je me plains, que je murmure : Le chant dont vous m'avez fait don Déplaît à toute la Nature ; Au lieu qu'un Rossignol, chétive créature, Forme des sons aussi doux qu'éclatants, Est lui seul l'honneur du Printemps. Junon répondit en colère : Oiseau jaloux, et qui devrais te taire, Est-ce à toi d'envier la voix du Rossignol, Toi que l'on voit porter à l'entour de ton col Un arc-en-ciel nué de cent sortes de soies ; Qui te panades, qui déploies Une si riche queue, et qui semble à nos yeux La Boutique d'un Lapidaire ? Est-il quelque oiseau sous les Cieux Plus que toi capable de plaire ? Tout animal n'a pas toutes propriétés. Nous vous avons donné diverses qualités : Les uns ont la grandeur et la force en partage ; Le Faucon est léger, l'Aigle plein de courage ; Le Corbeau sert pour le présage, La Corneille avertit des malheurs à venir ; Tous sont contents de leur ramage. Cesse donc de te plaindre, ou bien, pour te punir, Je t'ôterai ton plumage.
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La chatte métamorphosée en femme
Un homme chérissait éperdument sa Chatte ; Il la trouvait mignonne, et belle, et délicate, Qui miaulait d'un ton fort doux. Il était plus fou que les fous. Cet Homme donc, par prières, par larmes, Par sortilèges et par charmes, Fait tant qu'il obtient du destin Que sa Chatte en un beau matin Devient femme, et le matin même, Maître sot en fait sa moitié. Le voilà fou d'amour extrême, De fou qu'il était d'amitié. Jamais la Dame la plus belle Ne charma tant son Favori Que fait cette épouse nouvelle Son hypocondre de mari. Il l'amadoue, elle le flatte ; Il n'y trouve plus rien de Chatte, Et poussant l'erreur jusqu'au bout, La croit femme en tout et partout, Lorsque quelques Souris qui rongeaient de la natte Troublèrent le plaisir des nouveaux mariés. Aussitôt la femme est sur pieds : Elle manqua son aventure. Souris de revenir, femme d'être en posture. Pour cette fois elle accourut à point : Car ayant changé de figure, Les souris ne la craignaient point. Ce lui fut toujours une amorce, Tant le naturel a de force. Il se moque de tout, certain âge accompli : Le vase est imbibé, l'étoffe a pris son pli. En vain de son train ordinaire On le veut désaccoutumer. Quelque chose qu'on puisse faire, On ne saurait le réformer. Coups de fourche ni d'étrivières Ne lui font changer de manières ; Et, fussiez-vous embâtonnés, Jamais vous n'en serez les maîtres. Qu'on lui ferme la porte au nez, Il reviendra par les fenêtres.
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Le Lion et l'Ane chassant
Le roi des animaux se mit un jour en tête De giboyer. Il célébrait sa fête. Le gibier du Lion, ce ne sont pas moineaux, Mais beaux et bons Sangliers, Daims et Cerfs bons et beaux. Pour réussir dans cette affaire, Il se servit du ministère De l'Ane à la voix de Stentor. L'Ane à Messer Lion fit office de Cor. Le Lion le posta, le couvrit de ramée, Lui commanda de braire, assuré qu'à ce son Les moins intimidés fuiraient de leur maison. Leur troupe n'était pas encore accoutumée A la tempête de sa voix ; L'air en retentissait d'un bruit épouvantable ; La frayeur saisissait les hôtes de ces bois. Tous fuyaient, tous tombaient au piège inévitable Où les attendait le Lion. N'ai-je pas bien servi dans cette occasion ? Dit l'Ane, en se donnant tout l'honneur de la chasse. - Oui, reprit le Lion, c'est bravement crié : Si je connaissais ta personne et ta race, J'en serais moi-même effrayé. L'Ane, s'il eût osé, se fût mis en colère, Encor qu'on le raillât avec juste raison : Car qui pourrait souffrir un Ane fanfaron ? Ce n'est pas là leur caractère.
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Testament expliqué par Esope
Si ce qu'on dit d'Esope est vrai, C'était l'Oracle de la Grèce : Lui seul avait plus de sagesse Que tout l'Aréopage. En voici pour essai Une histoire des plus gentilles, Et qui pourra plaire au Lecteur.
Un certain homme avait trois filles, Toutes trois de contraire humeur : Une buveuse, une coquette, La troisième avare parfaite. Cet homme, par son Testament, Selon les Lois municipales, Leur laissa tout son bien par portions égales, En donnant à leur Mère tant, Payable quand chacune d'elles Ne posséderait plus sa contingente part. Le Père mort, les trois femelles Courent au Testament sans attendre plus tard. On le lit ; on tâche d'entendre La volonté du Testateur ; Mais en vain : car comment comprendre Qu'aussitôt que chacune soeur Ne possédera plus sa part héréditaire, Il lui faudra payer sa Mère ? Ce n'est pas un fort bon moyen Pour payer, que d'être sans bien. Que voulait donc dire le Père ? L'affaire est consultée, et tous les Avocats, Après avoir tourné le cas En cent et cent mille manières, Y jettent leur bonnet, se confessent vaincus, Et conseillent aux héritières De partager le bien sans songer au surplus. Quant à la somme de la veuve, Voici, leur dirent-ils, ce que le conseil treuve : Il faut que chaque soeur se charge par traité Du tiers, payable à volonté, Si mieux n'aime la Mère en créer une rente, Dès le décès du mort courante. La chose ainsi réglée, on composa trois lots : En l'un, les maisons de bouteille, Les buffets dressés sous la treille, La vaisselle d'argent, les cuvettes, les brocs, Les magasins de malvoisie, Les esclaves de bouche, et, pour dire en deux mots, L'attirail de la goinfrerie ; Dans un autre celui de la coquetterie : La maison de la Ville et les meubles exquis, Les Eunuques et les Coiffeuses, Et les Brodeuses, Les joyaux, les robes de prix ; Dans le troisième lot, les fermes, le ménage, Les troupeaux et le pâturage, Valets et bêtes de labeur. Ces lots faits, on jugea que le sort pourrait faire Que peut-être pas une soeur N'aurait ce qui lui pourrait plaire. Ainsi chacune prit son inclination ; Le tout à l'estimation. Ce fut dans la ville d'Athènes Que cette rencontre arriva. Petits et grands, tout approuva Le partage et le choix. Esope seul trouva Qu'après bien du temps et des peines Les gens avaient pris justement Le contre-pied du Testament. Si le défunt vivait, disait-il, que l'Attique Aurait de reproches de lui ! Comment ! ce peuple qui se pique D'être le plus subtil des peuples d'aujourd'hui A si mal entendu la volonté suprême D'un testateur ! Ayant ainsi parlé, Il fait le partage lui-même, Et donne à chaque soeur un lot contre son gré, Rien qui pût être convenable, Partant rien aux soeurs d'agréable : A la Coquette, l'attirail Qui suit les personnes buveuses ; La Biberonne eut le bétail ; La Ménagère eut les coiffeuses. Tel fut l'avis du Phrygien, Alléguant qu'il n'était moyen Plus sûr pour obliger ces filles A se défaire de leur bien, Qu'elles se marieraient dans les bonnes familles, Quand on leur verrait de l'argent ; Paieraient leur Mère tout comptant ; Ne posséderaient plus les effets de leur Père, Ce que disait le Testament. Le peuple s'étonna comme il se pouvait faire Qu'un homme seul eût plus de sens Qu'une multitude de gens. | |
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Lun 27 Aoû - 15:37 | |
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Lun 27 Aoû - 15:38 | |
| Le Meunier, son Fils, et l'Ane
L'invention des Arts étant un droit d'aînesse, Nous devons l'Apologue à l'ancienne Grèce. Mais ce champ ne se peut tellement moissonner Que les derniers venus n'y trouvent à glaner. La feinte est un pays plein de terres désertes. Tous les jours nos Auteurs y font des découvertes. Je t'en veux dire un trait assez bien inventé ; Autrefois à Racan Malherbe l'a conté. Ces deux rivaux d'Horace, héritiers de sa Lyre, Disciples d'Apollon, nos Maîtres, pour mieux dire, Se rencontrant un jour tout seuls et sans témoins (Comme ils se confiaient leurs pensers et leurs soins), Racan commence ainsi : Dites-moi, je vous prie, Vous qui devez savoir les choses de la vie, Qui par tous ses degrés avez déjà passé, Et que rien ne doit fuir en cet âge avancé, A quoi me résoudrai-je ? Il est temps que j'y pense. Vous connaissez mon bien, mon talent, ma naissance. Dois-je dans la Province établir mon séjour, Prendre emploi dans l'Armée, ou bien charge à la Cour ? Tout au monde est mêlé d'amertume et de charmes. La guerre a ses douceurs, l'Hymen a ses alarmes. Si je suivais mon goût, je saurais où buter ; Mais j'ai les miens, la cour, le peuple à contenter. Malherbe là-dessus : Contenter tout le monde ! Ecoutez ce récit avant que je réponde.
J'ai lu dans quelque endroit qu'un Meunier et son fils, L'un vieillard, l'autre enfant, non pas des plus petits, Mais garçon de quinze ans, si j'ai bonne mémoire, Allaient vendre leur Ane, un certain jour de foire. Afin qu'il fût plus frais et de meilleur débit, On lui lia les pieds, on vous le suspendit ; Puis cet homme et son fils le portent comme un lustre. Pauvres gens, idiots, couple ignorant et rustre. Le premier qui les vit de rire s'éclata. Quelle farce, dit-il, vont jouer ces gens-là ? Le plus âne des trois n'est pas celui qu'on pense. Le Meunier à ces mots connaît son ignorance ; Il met sur pieds sa bête, et la fait détaler. L'Ane, qui goûtait fort l'autre façon d'aller, Se plaint en son patois. Le Meunier n'en a cure. Il fait monter son fils, il suit, et d'aventure Passent trois bons Marchands. Cet objet leur déplut. Le plus vieux au garçon s'écria tant qu'il put : Oh là ! oh ! descendez, que l'on ne vous le dise, Jeune homme, qui menez Laquais à barbe grise. C'était à vous de suivre, au vieillard de monter. - Messieurs, dit le Meunier, il vous faut contenter. L'enfant met pied à terre, et puis le vieillard monte, Quand trois filles passant, l'une dit : C'est grand'honte Qu'il faille voir ainsi clocher ce jeune fils, Tandis que ce nigaud, comme un Evêque assis, Fait le veau sur son Ane, et pense être bien sage. - Il n'est, dit le Meunier, plus de Veaux à mon âge : Passez votre chemin, la fille, et m'en croyez. Après maints quolibets coup sur coup renvoyés, L'homme crut avoir tort, et mit son fils en croupe. Au bout de trente pas, une troisième troupe Trouve encore à gloser. L'un dit : Ces gens sont fous, Le Baudet n'en peut plus ; il mourra sous leurs coups. Hé quoi ! charger ainsi cette pauvre bourrique ! N'ont-ils point de pitié de leur vieux domestique ? Sans doute qu'à la Foire ils vont vendre sa peau. - Parbleu, dit le Meunier, est bien fou du cerveau Qui prétend contenter tout le monde et son père. Essayons toutefois, si par quelque manière Nous en viendrons à bout. Ils descendent tous deux. L'Ane, se prélassant, marche seul devant eux. Un quidam les rencontre, et dit : Est-ce la mode Que Baudet aille à l'aise, et Meunier s'incommode ? Qui de l'âne ou du maître est fais pour se lasser ? Je conseille à ces gens de le faire enchâsser. Ils usent leurs souliers, et conservent leur Ane. Nicolas au rebours, car, quand il va voir Jeanne, Il monte sur sa bête ; et la chanson le dit. Beau trio de Baudets ! Le Meunier repartit : Je suis Ane, il est vrai, j'en conviens, je l'avoue ; Mais que dorénavant on me blâme, on me loue ; Qu'on dise quelque chose ou qu'on ne dise rien ; J'en veux faire à ma tête. Il le fit, et fit bien.
Quant à vous, suivez Mars, ou l'Amour, ou le Prince ; Allez, venez, courez ; demeurez en Province ; Prenez femme, Abbaye, Emploi, Gouvernement : Les gens en parleront, n'en doutez nullement.
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Les Membres et l'Estomac
Je devais par la Royauté Avoir commencé mon Ouvrage. A la voir d'un certain côté, Messer Gaster en est l'image. S'il a quelque besoin, tout le corps s'en ressent. De travailler pour lui les membres se lassant, Chacun d'eux résolut de vivre en Gentilhomme, Sans rien faire, alléguant l'exemple de Gaster. Il faudrait, disaient-ils, sans nous qu'il vécût d'air. Nous suons, nous peinons, comme bêtes de somme. Et pour qui ? Pour lui seul ; nous n'en profitons pas : Notre soin n'aboutit qu'à fournir ses repas. Chommons, c'est un métier qu'il veut nous faire apprendre. Ainsi dit, ainsi fait. Les mains cessent de prendre, Les bras d'agir, les jambes de marcher. Tous dirent à Gaster qu'il en allât chercher. Ce leur fut une erreur dont ils se repentirent. Bientôt les pauvres gens tombèrent en langueur ; Il ne se forma plus de nouveau sang au coeur : Chaque membre en souffrit, les forces se perdirent. Par ce moyen, les mutins virent Que celui qu'ils croyaient oisif et paresseux, A l'intérêt commun contribuait plus qu'eux. Ceci peut s'appliquer à la grandeur Royale. Elle reçoit et donne, et la chose est égale. Tout travaille pour elle, et réciproquement Tout tire d'elle l'aliment. Elle fait subsister l'artisan de ses peines, Enrichit le Marchand, gage le Magistrat, Maintient le Laboureur, donne paie au soldat, Distribue en cent lieux ses grâces souveraines, Entretient seule tout l'Etat. Ménénius le sut bien dire. La Commune s'allait séparer du Sénat. Les mécontents disaient qu'il avait tout l'Empire, Le pouvoir, les trésors, l'honneur, la dignité ; Au lieu que tout le mal était de leur côté, Les tributs, les impôts, les fatigues de guerre. Le peuple hors des murs était déjà posté, La plupart s'en allaient chercher une autre terre, Quand Ménénius leur fit voir Qu'ils étaient aux membres semblables, Et par cet apologue, insigne entre les Fables, Les ramena dans leur devoir.
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Le Loup devenu Berger
Un Loup qui commençait d'avoir petite part Aux Brebis de son voisinage, Crut qu'il fallait s'aider de la peau du Renard Et faire un nouveau personnage. Il s'habille en Berger, endosse un hoqueton, Fait sa houlette d'un bâton, Sans oublier la Cornemuse. Pour pousser jusqu'au bout la ruse, Il aurait volontiers écrit sur son chapeau : C'est moi qui suis Guillot, berger de ce troupeau. Sa personne étant ainsi faite Et ses pieds de devant posés sur sa houlette, Guillot le sycophante approche doucement. Guillot le vrai Guillot étendu sur l'herbette, Dormait alors profondément. Son chien dormait aussi, comme aussi sa musette. La plupart des Brebis dormaient pareillement. L'hypocrite les laissa faire, Et pour pouvoir mener vers son fort les Brebis Il voulut ajouter la parole aux habits, Chose qu'il croyait nécessaire. Mais cela gâta son affaire, Il ne put du Pasteur contrefaire la voix. Le ton dont il parla fit retentir les bois, Et découvrit tout le mystère. Chacun se réveille à ce son, Les Brebis, le Chien, le Garçon. Le pauvre Loup, dans cet esclandre, Empêché par son hoqueton, Ne put ni fuir ni se défendre. Toujours par quelque endroit fourbes se laissent prendre. Quiconque est Loup agisse en Loup : C'est le plus certain de beaucoup.
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Les Grenouilles qui demandent un roi
Les grenouilles se lassant De l'état Démocratique, Par leurs clameurs firent tant Que Jupin les soumit au pouvoir Monarchique. Il leur tomba du Ciel un Roi tout pacifique : Ce Roi fit toutefois un tel bruit en tombant Que la gent marécageuse, Gent fort sotte et fort peureuse, S'alla cacher sous les eaux, Dans les joncs, dans les roseaux, Dans les trous du marécage, Sans oser de longtemps regarder au visage Celui qu'elles croyaient être un géant nouveau ; Or c'était un Soliveau, De qui la gravité fit peur à la première Qui de le voir s'aventurant Osa bien quitter sa tanière. Elle approcha, mais en tremblant. Une autre la suivit, une autre en fit autant, Il en vint une fourmilière ; Et leur troupe à la fin se rendit familière Jusqu'à sauter sur l'épaule du Roi. Le bon Sire le souffre, et se tient toujours coi. Jupin en a bientôt la cervelle rompue. Donnez-nous, dit ce peuple, un Roi qui se remue. Le Monarque des Dieux leur envoie une Grue, Qui les croque, qui les tue, Qui les gobe à son plaisir, Et Grenouilles de se plaindre ; Et Jupin de leur dire : Eh quoi ! votre désir A ses lois croit-il nous astreindre ? Vous avez dû premièrement Garder votre Gouvernement ; Mais, ne l'ayant pas fait, il vous devait suffire Que votre premier roi fût débonnaire et doux : De celui-ci contentez-vous, De peur d'en rencontrer un pire.
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Le Renard et le Bouc
Capitaine Renard allait de compagnie Avec son ami Bouc des plus haut encornés. Celui-ci ne voyait pas plus loin que son nez ; L'autre était passé maître en fait de tromperie. La soif les obligea de descendre en un puits. Là chacun d'eux se désaltère. Après qu'abondamment tous deux en eurent pris, Le Renard dit au Bouc : Que ferons-nous, compère ? Ce n'est pas tout de boire, il faut sortir d'ici. Lève tes pieds en haut, et tes cornes aussi : Mets-les contre le mur. Le long de ton échine Je grimperai premièrement ; Puis sur tes cornes m'élevant, A l'aide de cette machine, De ce lieu-ci je sortirai, Après quoi je t'en tirerai. - Par ma barbe, dit l'autre, il est bon ; et je loue Les gens bien sensés comme toi. Je n'aurais jamais, quant à moi, Trouvé ce secret, je l'avoue. Le Renard sort du puits, laisse son compagnon, Et vous lui fait un beau sermon Pour l'exhorter à patience. Si le ciel t'eût, dit-il, donné par excellence Autant de jugement que de barbe au menton, Tu n'aurais pas, à la légère, Descendu dans ce puits. Or, adieu, j'en suis hors. Tâche de t'en tirer, et fais tous tes efforts : Car pour moi, j'ai certaine affaire Qui ne me permet pas d'arrêter en chemin. En toute chose il faut considérer la fin.
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L'Aigle, la Laie, et la Chatte
L'Aigle avait ses petits au haut d'un arbre creux. La Laie au pied, la Chatte entre les deux ; Et sans s'incommoder, moyennant ce partage, Mères et nourrissons faisaient leur tripotage. La Chatte détruisit par sa fourbe l'accord. Elle grimpa chez l'Aigle, et lui dit : Notre mort (Au moins de nos enfants, car c'est tout un aux mères) Ne tardera possible guères. Voyez-vous à nos pieds fouir incessamment Cette maudite Laie, et creuser une mine ? C'est pour déraciner le chêne assurément, Et de nos nourrissons attirer la ruine. L'arbre tombant, ils seront dévorés : Qu'ils s'en tiennent pour assurés. S'il m'en restait un seul, j'adoucirais ma plainte. Au partir de ce lieu, qu'elle remplit de crainte, La perfide descend tout droit A l'endroit Où la Laie était en gésine. Ma bonne amie et ma voisine, Lui dit-elle tout bas, je vous donne un avis. L'aigle, si vous sortez, fondra sur vos petits : Obligez-moi de n'en rien dire : Son courroux tomberait sur moi. Dans cette autre famille ayant semé l'effroi, La Chatte en son trou se retire. L'Aigle n'ose sortir, ni pourvoir aux besoins De ses petits ; la Laie encore moins : Sottes de ne pas voir que le plus grand des soins, Ce doit être celui d'éviter la famine. A demeurer chez soi l'une et l'autre s'obstine Pour secourir les siens dedans l'occasion : L'Oiseau Royal, en cas de mine, La Laie, en cas d'irruption. La faim détruisit tout : il ne resta personne De la gent Marcassine et de la gent Aiglonne, Qui n'allât de vie à trépas : Grand renfort pour Messieurs les Chats. Que ne sait point ourdir une langue traîtresse Par sa pernicieuse adresse ? Des malheurs qui sont sortis De la boîte de Pandore, Celui qu'à meilleur droit tout l'Univers abhorre, C'est la fourbe, à mon avis.
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L'Ivrogne et sa Femme
Chacun a son défaut où toujours il revient : Honte ni peur n'y remédie. Sur ce propos, d'un conte il me souvient : Je ne dis rien que je n'appuie De quelque exemple. Un suppôt de Bacchus Altérait sa santé, son esprit et sa bourse. Telles gens n'ont pas fait la moitié de leur course Qu'ils sont au bout de leurs écus. Un jour que celui-ci plein du jus de la treille, Avait laissé ses sens au fond d'une bouteille, Sa femme l'enferma dans un certain tombeau. Là les vapeurs du vin nouveau Cuvèrent à loisir. A son réveil il treuve L'attirail de la mort à l'entour de son corps : Un luminaire, un drap des morts. Oh ! dit-il, qu'est ceci ? Ma femme est-elle veuve ? Là-dessus, son épouse, en habit d'Alecton, Masquée et de sa voix contrefaisant le ton, Vient au prétendu mort, approche de sa bière, Lui présente un chaudeau propre pour Lucifer. L'Epoux alors ne doute en aucune manière Qu'il ne soit citoyen d'enfer. Quelle personne es-tu ? dit-il à ce fantôme. - La cellerière du royaume De Satan, reprit-elle ; et je porte à manger A ceux qu'enclôt la tombe noire. Le Mari repart sans songer : Tu ne leur portes point à boire ?
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Lun 27 Aoû - 15:39 | |
| La Goutte et l'Araignée
Quand l'Enfer eut produit la Goutte et l'Araignée, "Mes filles, leur dit-il, vous pouvez vous vanter D'être pour l'humaine lignée Egalement à redouter. Or avisons aux lieux qu'il vous faut habiter. Voyez-vous ces cases étrètes, Et ces palais si grands, si beaux, si bien dorés ? Je me suis proposé d'en faire vos retraites. Tenez donc, voici deux bûchettes ; Accommodez-vous, ou tirez. - Il n'est rien, dit l'Aragne, aux cases qui me plaise. " L'autre, tout au rebours, voyant les Palais pleins De ces gens nommés Médecins, Ne crut pas y pouvoir demeurer à son aise. Elle prend l'autre lot, y plante le piquet, S'étend à son plaisir sur l'orteil d'un pauvre homme, Disant : "Je ne crois pas qu'en ce poste je chomme, Ni que d'en déloger et faire mon paquet Jamais Hippocrate me somme." L'Aragne cependant se campe en un lambris, Comme si de ces lieux elle eût fait bail à vie, Travaille à demeurer : voilà sa toile ourdie, Voilà des moucherons de pris. Une servante vient balayer tout l'ouvrage. Autre toile tissue, autre coup de balai. Le pauvre Bestion tous les jours déménage. Enfin, après un vain essai, Il va trouver la Goutte. Elle était en campagne, Plus malheureuse mille fois Que la plus malheureuse Aragne. Son hôte la menait tantôt fendre du bois, Tantôt fouir, houer. Goutte bien tracassée Est, dit-on, à demi pansée. "Oh! je ne saurais plus, dit-elle, y résister. Changeons, ma soeur l'Aragne." Et l'autre d'écouter : Elle la prend au mot, se glisse en la cabane : Point de coup de balai qui l'oblige à changer. La Goutte, d'autre part, va tout droit se loger Chez un Prélat, qu'elle condamne A jamais du lit ne bouger. Cataplasmes, Dieu sait. Les gens n'ont point de honte De faire aller le mal toujours de pis en pis. L'une et l'autre trouva de la sorte son conte ; Et fit très sagement de changer de logis.
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Le Loup et la Cigogne
Les Loups mangent gloutonnement. Un Loup donc étant de frairie Se pressa, dit-on, tellement Qu'il en pensa perdre la vie : Un os lui demeura bien avant au gosier. De bonheur pour ce Loup, qui ne pouvait crier, Près de là passe une Cigogne. Il lui fait signe ; elle accourt. Voilà l'Opératrice aussitôt en besogne. Elle retira l'os ; puis, pour un si bon tour, Elle demanda son salaire. "Votre salaire ? dit le Loup : Vous riez, ma bonne commère ! Quoi ? ce n'est pas encor beaucoup D'avoir de mon gosier retiré votre cou ? Allez, vous êtes une ingrate : Ne tombez jamais sous ma patte. "
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Le Lion abattu par l'homme
On exposait une peinture Où l'artisan avait tracé Un Lion d'immense stature Par un seul homme terrassé. Les regardants en tiraient gloire. Un Lion en passant rabattit leur caquet. "Je vois bien, dit-il, qu'en effet On vous donne ici la victoire ; Mais l'Ouvrier vous a déçus : Il avait liberté de feindre. Avec plus de raison nous aurions le dessus, Si mes confrères savaient peindre. "
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Le Renard et les Raisins
Certain Renard Gascon, d'autres disent Normand, Mourant presque de faim, vit au haut d'une treille Des Raisins mûrs apparemment, Et couverts d'une peau vermeille. Le galand en eût fait volontiers un repas ; Mais comme il n'y pouvait atteindre : "Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats. " Fit-il pas mieux que de se plaindre ?
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Le Cygne et le Cuisinier
Dans une ménagerie De volatiles remplie Vivaient le Cygne et l'Oison : Celui-là destiné pour les regards du maître ; Celui-ci, pour son goût : l'un qui se piquait d'être Commensal du jardin, l'autre, de la maison. Des fossés du Château faisant leurs galeries, Tantôt on les eût vus côte à côte nager, Tantôt courir sur l'onde, et tantôt se plonger, Sans pouvoir satisfaire à leurs vaines envies. Un jour le Cuisinier, ayant trop bu d'un coup, Prit pour Oison le Cygne ; et le tenant au cou, Il allait l'égorger, puis le mettre en potage. L'oiseau, prêt à mourir, se plaint en son ramage. Le Cuisinier fut fort surpris, Et vit bien qu'il s'était mépris. "Quoi ? je mettrois, dit-ilj un tel chanteur en soupe ! Non, non, ne plaise aux Dieux que jamais ma main coupe La gorge à qui s'en sert si bien! "
Ainsi dans les dangers qui nous suivent en croupe Le doux parler ne nuit de rien.
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Les Loups et les Brebis
Après mille ans et plus de guerre déclarée, Les Loups firent la paix avecque les Brebis. C'était apparemment le bien des deux partis ; Car si les Loups mangeaient mainte bête égarée, Les Bergers de leur peau se faisaient maints habits. Jamais de liberté, ni pour les pâturages, Ni d'autre part pour les carnages : Ils ne pouvaient jouir qu'en tremblant de leurs biens. La paix se conclut donc : on donne des otages ; Les Loups, leurs Louveteaux ; et les Brebis, leurs Chiens. L'échange en étant fait aux formes ordinaires Et réglé par des Commissaires, Au bout de quelque temps que Messieurs les Louvats Se virent Loups parfaits et friands de tuerie, lls vous prennent le temps que dans la Bergerie Messieurs les Bergers n'étaient pas, Etranglent la moitié des Agneaux les plus gras, Les emportent aux dents, dans les bois se retirent. Ils avaient averti leurs gens secrètement. Les Chiens, qui, sur leur foi, reposaient sûrement, Furent étranglés en dormant : Cela fut sitôt fait qu'à peine ils le sentirent. Tout fut mis en morceaux ; un seul n'en échappa. Nous pouvons conclure de là Qu'il faut faire aux méchants guerre continuelle. La paix est fort bonne de soi, J'en conviens ; mais de quoi sert-elle Avec des ennemis sans foi ? | |
| | | Admin Admin
Nombre de messages : 1246 Date d'inscription : 03/05/2007
| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Lun 27 Aoû - 15:39 | |
| Le Lion devenu vieux
Le Lion, terreur des forêts, Chargé d'ans et pleurant son antique prouesse, Fut enfin attaqué par ses propres sujets, Devenus forts par sa faiblesse. Le Cheval s'approchant lui donne un coup de pied ; Le Loup un coup de dent, le Boeuf un coup de corne. Le malheureux Lion, languissant, triste, et morne, Peut a peine rugir, par l'âge estropié. Il attend son destin, sans faire aucunes plaintes ; Quand voyant l'Ane même à son antre accourir : "Ah ! c'est trop, lui dit-il ; je voulais bien mourir ; Mais c'est mourir deux fois que souffrir tes atteintes. "
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Philomèle et Progné
Autrefois Progné l'hirondelle, De sa demeure s'écarta, Et loin des Villes s'emporta Dans un bois où chantait la pauvre Philomèle. "Ma soeur, lui dit Progné, comment vous portez-vous ? Voici tantôt mille ans que l'on ne vous a vue : Je ne me souviens point que vous soyez venue, Depuis le temps de Thrace, habiter parmi nous. Dites-moi, que pensez-vous faire ? Ne quitterez-vous point ce séjour solitaire ? - Ah! reprit Philomèle, en est-il de plus doux ? " Progné lui repartit : "Eh quoi ? cette musique, Pour ne chanter qu'aux animaux, Tout au plus à quelque rustique ? Le désert est-il fait pour des talents si beaux ? Venez faire aux cités éclater leurs merveilles. Aussi bien, en voyant les bois, Sans cesse il vous souvient que Térée autrefois, Parmi des demeures pareilles, Exerça sa fureur sur vos divins appas. - Et c'est le souvenir d'un si cruel outrage Qui fait, reprit sa soeur, que je ne vous suis pas. En voyant les hommes, hélas ! Il m'en souvient bien davantage. "
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La Femme noyée
Je ne suis pas de ceux qui disent : "Ce n'est rien : C'est une femme qui se noie. " Je dis que c'est beaucoup ; et ce sexe vaut bien Que nous le regrettions, puisqu'il fait notre joie. Ce que j'avance ici n'est point hors de propos, Puisqu'il s'agit en cette Fable, D'une femme qui dans les flots Avait fini ses jours par un sort déplorable. Son Epoux en cherchait le corps, Pour lui rendre, en cette aventure, Les honneurs de la sépulture. Il arriva que sur les bords Du fleuve auteur de sa disgrâce Des gens se promenaient ignorants l'accident. Ce mari donc leur demandant S'ils n'avaient de sa femme aperçu nulle trace : "Nulle, reprit l'un d'eux ; mais cherchez-la plus bas ; Suivez le fil de la rivière. " Un autre repartit : "Non, ne le suivez pas ; Rebroussez plutôt en arrière : Quelle que soit la pente et l'inclination Dont l'eau par sa course l'emporte, L'esprit de contradiction L'aura fait flotter d'autre sorte. " Cet homme se raillait assez hors de saison. Quant à l'humeur contredisante, Je ne sais s'il avait raison ; Mais que cette humeur soit ou non Le défaut du sexe et sa pente, Quiconque avec elle naîtra Sans faute avec elle mourra, Et jusqu'au bout contredira, Et, s'il peut, encor par-delà.
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La Belette entrée dans un grenier
Damoiselle Belette, au corps long et flouet, Entra dans un Grenier par un trou fort étroit : Elle sortait de maladie. Là, vivant à discrétion, La galante fit chère lie, Mangea, rongea : Dieu sait la vie, Et le lard qui périt en cette occasion ! La voilà, pour conclusion, Grasse, mafflue et rebondie. Au bout de la semaine, ayant dîné son soû, Elle entend quelque bruit, veut sortir par le trou, Ne peut plus repasser, et croit s'être méprise Après avoir fait quelques tours, "C'est, dit-elle, l'endroit : me voilà bien surprise ; J'ai passé par ici depuis cinq ou six jours. " Un Rat, qui la voyait en peine, Lui dit : "Vous aviez lors la panse un peu moins pleine. Vous êtes maigre entrée, il faut maigre sortir. Ce que je vous dis là, l'on le dit à bien d'autres ; Mais ne confondons point, par trop approfondir, Leurs affaires avec les vôtres. "
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Le Chat et un vieux Rat
J'ai lu chez un conteur de Fables, Qu'un second Rodilard, l'Alexandre des Chats, L'Attila, le fléau des Rats, Rendait ces derniers misérables : J'ai lu, dis-je, en certain Auteur, Que ce Chat exterminateur, Vrai Cerbère, était craint une lieue à la ronde : Il voulait de Souris dépeupler tout le monde. Les planches qu'on suspend sur un léger appui, La mort aux Rats, les Souricières, N'étaient que jeux au prix de lui. Comme il voit que dans leurs tanières Les Souris étaient prisonnières, Qu'elles n'osaient sortir, qu'il avait beau chercher, Le galant fait le mort, et du haut d'un plancher Se pend la tête en bas : la bête scélérate A de certains cordons se tenait par la patte. Le peuple des Souris croit que c'est châtiment, Qu'il a fait un larcin de rôt ou de fromage, Egratigné quelqu'un, causé quelque dommage, Enfin qu'on a pendu le mauvais garnement. Toutes, dis-je, unanimement Se promettent de rire à son enterrement, Mettent le nez à l'air, montrent un peu la tête, Puis rentrent dans leurs nids à rats, Puis ressortant font quatre pas, Puis enfin se mettent en quête. Mais voici bien une autre fête : Le pendu ressuscite ; et sur ses pieds tombant, Attrape les plus paresseuses. "Nous en savons plus d'un, dit-il en les gobant : C'est tour de vieille guerre ; et vos cavernes creuses Ne vous sauveront pas, je vous en avertis : Vous viendrez toutes au logis. " Il prophétisait vrai : notre maître Mitis Pour la seconde fois les trompe et les affine, Blanchit sa robe et s'enfarine, Et de la sorte déguisé, Se niche et se blottit dans une huche ouverte. Ce fut à lui bien avisé : La gent trotte-menu s'en vient chercher sa perte. Un Rat, sans plus, s'abstient d'aller flairer autour : C'était un vieux routier, il savait plus d'un tour ; Même il avait perdu sa queue à la bataille. "Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille, S'écria-t-il de loin au Général des Chats. Je soupçonne dessous encor quelque machine. Rien ne te sert d'être farine ; Car, quand tu serais sac, je n'approcherais pas. C'était bien dit à lui ; j'approuve sa prudence : Il était expérimenté, Et savait que la méfiance Est mère de la sûreté. | |
| | | Admin Admin
Nombre de messages : 1246 Date d'inscription : 03/05/2007
| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Lun 27 Aoû - 15:41 | |
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| | | Admin Admin
Nombre de messages : 1246 Date d'inscription : 03/05/2007
| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Lun 27 Aoû - 15:42 | |
| LA MORT ET LE MOURANT
La Mort ne surprend point le sage ; Il est toujours prêt à partir, S'étant su lui-même avertir Du temps où l'on se doit résoudre à ce passage. Ce temps, hélas ! embrasse tous les temps : Qu'on le partage en jours, en heures, en moments, Il n'en est point qu'il ne comprenne Dans le fatal tribut ; tous sont de son domaine ; Et le premier instant où les enfants des rois Ouvrent les yeux à la lumière Est celui qui vient quelquefois Fermer pour toujours leur paupière. Défendez-vous par la grandeur, Alléguez la beauté, la vertu, la jeunesse : La Mort ravit tout sans pudeur ; Un jour le monde entier accroîtra sa richesse. Il n'est rien de moins ignoré, Et puisqu'il faut que je le die, Rien où l'on soit moins préparé.
Un mourant, qui comptait plus de cent ans de vie, Se plaignait à la Mort que précipitamment Elle le contraignait de partir tout à l'heure, Sans qu'il eût fait son testament, Sans l'avertir au moins. " Est-il juste qu'on meure Au pied levé ? dit-il ; attendez quelque peu : Ma femme ne veut pas que je parte sans elle ; Il me reste à pourvoir un arrière-neveu ; Souffrez qu'à mon logis j'ajoute encore une aile. Que vous êtes pressante, ô Déesse cruelle ! - Vieillard, lui dit la Mort, je ne t'ai point surpris ; Tu te plains sans raison de mon impatience : Eh ! n'as-tu pas cent ans ? Trouve-moi dans Paris Deux mortels aussi vieux ; trouve-m'en dix en France. Je devais, ce dis-tu, te donner quelque avis Qui te disposât à la chose : J'aurais trouvé ton testament tout fait, Ton petit-fils pourvu, ton bâtiment parfait. Ne te donna-t-on pas des avis, quand la cause Du marcher et du mouvement, Quand les esprits, le sentiment, Quand tout faillit en toi. ? Plus de goût, plus d'ouïe ; Toute chose pour toi semble être évanouie ; Pour toi l'astre du jour prend des soins superflus ; Tu regrettes des biens qui ne te touchent plus. Je t'ai fait voir tes camarades, Ou morts, ou mourants, ou malades : Qu'est-ce que tout cela, qu'un avertissement ? Allons, vieillard, et sans réplique. Il n'importe à la République Que tu fasses ton testament. " La Mort avait raison. Je voudrais qu'à cet âge On sortît de la vie ainsi que d'un banquet, Remerciant son hôte, et qu'on fit son paquet ; Car de combien peut-on retarder le voyage ? Tu murmures, vieillard ! Vois ces jeunes mourir, Vois-les marcher, vois-les courir A des morts, il est vrai, glorieuses et belles, Mais sûres cependant, et quelquefois cruelles, J'ai beau te le crier ; mon zèle est indiscret : Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret.
LE SAVETIER ET LE FINANCIER.
Un savetier chantait du matin jusqu'au soir ; C'était merveilles de le voir, Merveilles de l'ouïr ; il faisait des passages, Plus content qu'aucun des sept sages. Son voisin, au contraire, étant tout cousu d'or, Chantait peu, dormait moins encor. C'était un homme de finance. Si, sur le point du jour, parfois il sommeillait, Le savetier alors en chantant l'éveillait ; Et le financier se plaignait Que les soins de la Providence N'eussent pas au marché fait vendre le dormir, Comme le manger et le boire. En son hôtel il fait venir Le chanteur, et lui dit : " Or çà, sire Grégoire, Que gagnez-vous par an ? - Par an ? Ma foi, Monsieur, Dit, avec un ton de rieur, Le gaillard savetier, ce n'est point ma manière De compter de la sorte ; et je n'entasse guère Un jour sur l'autre, il suffit qu'à la fin J'attrape le bout de l'année ; Chaque jour amène son pain. - Eh bien, que gagnez-vous, dites-moi, par journée ? - Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que toujours (Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes), Le mal est que dans l'an s'entremêlent des jours Qu'il faut chômer ; on nous ruine en fêtes ; L'une fait tort à l'autre ; et Monsieur le curé De quelque nouveau saint charge toujours son prône. " Le financier riant de sa naïveté, Lui dit : " Je vous veux mettre aujourd'hui sur le trône. Prenez ces cent écus ; gardez-les avec soin, Pour vous en servir au besoin. " Le savetier crut voir tout l'argent que la terre Avait, depuis plus de cent ans, Produit pour l'usage des gens. Il retourne chez lui ; dans sa cave il enserre L'argent, et sa joie à la fois. Plus de chant : il perdit la voix, Du moment qu'il gagna ce qui cause nos peines. Le sommeil quitta son logis ; Il eut pour hôtes les soucis, Les soupçons, les alarmes vaines ;
Tout le jour, il avait l'œil au guet ; et la nuit, Si quelque chat faisait du bruit, Le chat prenait l'argent. A la fin le pauvre homme S'en courut chez celui qu'il ne réveillait plus : " Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme, Et reprenez vos cent écus. " | |
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Lun 27 Aoû - 15:43 | |
| LE LION, LE LOUP ET LE RENARD.
Un lion, décrépit, goutteux, n'en pouvant plus, Voulait que l'on trouvât remède à la vieillesse. Alléguer l'impossible aux rois, c'est un abus. Celui-ci parmi chaque espèce Manda des médecins ; il en est de tous arts. Médecins au lion viennent de toutes parts ; De tous côtés lui vient des donneurs de recettes. Dans les visites qui sont faites, Le renard se dispense et se tient clos et coi. Le loup en fait sa cour, daube, au coucher du roi, Son camarade absent. Le prince tout à l'heure Veut qu'on aille enfumer renard dans sa demeure, Qu'on le fasse venir. Il vient, est présenté ; Et, sachant que le loup lui faisait cette affaire : " Je crains, Sire, dit-il, qu'un rapport peu sincère Ne m'ait à mépris imputé D'avoir différé cet hommage ; Mais j'étais en pèlerinage Et m'acquittais d'un vœu fait pour votre santé. Même j'ai vu dans mon voyage Gens experts et savants, leur ait dit la langueur Dont Votre Majesté craint, à bon droit, la suite. Vous ne manquez que de chaleur ; Le long âge en vous l'a détruite. D'un loup écorché vif appliquez-vous la peau Toute chaude et toute fumante ; Le secret sans doute en est beau Pour la nature défaillante, Messire loup vous servira, S'il vous plaît, de robe de chambre. " Le roi goûte cet avis-là : On écorche, on taille, on démembre Messire loup. Le monarque en soupa, Et de sa peau s'enveloppa.
Messieurs les courtisans, cessez de vous détruire ; Faites, si vous pouvez, votre cour sans vous nuire. Le mal se rend chez vous au quadruple du bien. Les daubeurs ont leur tour d'une ou d'autre manière : Vous êtes dans une carrière Où l'on ne se pardonne rien. LE POUVOIR DES FABLES. A MONSIEUR DE BARILLON.
La qualité d'ambassadeur Peut-elle s'abaisser à des contes vulgaires ? Vous puis-je offrir mes vers et leurs grâces légères ? S'ils osent quelquefois prendre un air de grandeur, Seront-ils point traités par vous de téméraires ? Vous avez bien d'autres affaires A démêler que les débats Du lapin et de la belette, Lisez-les, ne les lisez pas ; Mais empêchez qu'on ne nous mette Toute l'Europe sur les bras. Que de mille endroits de la terre Il nous vienne des ennemis, J'y consens ; mais que l'Angleterre Veuille que nos deux rois se lassent d'être amis, J'ai peine à digérer la chose. N'est-il point encor temps que Louis se repose ? Quel autre Hercule enfin ne se trouverait las De combattre cette hydre ? et faut-il qu'elle oppose Une nouvelle tête aux efforts de son bras ? Si votre esprit plein de souplesse, Par éloquence et par adresse, Peut adoucir les cœurs et détourner ce coup, Je vous sacrifierai cent moutons : c'est beaucoup Pour un habitant du Parnasse ; Cependant faites-moi la grâce De prendre en don ce peu d'encens ; Prenez en gré mes vœux ardents, Et le récit en vers qu'ici je vous dédie. Son sujet vous convient, je n'en dirai pas plus : Sur les éloges que l'envie Doit avouer qui vous sont dus, Vous ne voulez pas qu'on appuie.
Dans Athènes autrefois, peuple vain et léger, Un orateur, voyant sa patrie en danger, Courut à la tribune ; et d'un art tyrannique, Voulant forcer les cœurs dans une république, Il parla fortement sur le commun salut. On ne l'écoutait pas. L'orateur recourut A ces figures violentes Qui savent exciter les âmes les plus lentes ; Il fit parler les morts, tonna, dit ce qu'il put. Le vent emporta tout, personne ne s'émut ; L'animal aux têtes frivoles, Étant fait à ces traits, ne daignait l'écouter ; Tous regardaient ailleurs ; il en vit s'arrêter A des combats d'enfants, et point à ses paroles. Que fit le harangueur ? Il prit un autre tour. " Cérès, commença-t-il, faisait voyage un jour Avec l'anguille et l'hirondelle ; Un fleuve les arrête ; et l'anguille en nageant, Comme l'hirondelle en volant, Le traversa bientôt. " L'assemblée à l'instant Cria tout d'une voix : " et Cérès, que fit-elle ? - Ce qu'elle fit ? Un prompt courroux L'anima d'abord contre vous. Quoi ? de contes d'enfants son peuple s'embarrasse ! Et du péril qui le menace Lui seul entre les Grecs il néglige l'effet ! Que ne demandez-vous ce que Philippe fait ? " A ce reproche l'assemblée, Par l'apologue réveillée, Se donne entière à l'orateur : Un trait de fable en eut l'honneur.
Nous sommes tous d'Athènes en ce point ; et moi-même, Au moment que je fais cette moralité, Si Peau d'âne m'était conté, J'y prendrais un plaisir extrême. Le monde est vieux, dit-on : je le crois ; cependant Il le faut amuser encor comme un enfant. L'HOMME ET LA PUCE.
Par des vœux importuns nous fatiguons les dieux, Souvent pour des sujets même indignes des hommes : Il semble que le Ciel sur tous tant que nous sommes Soit obligé d'avoir incessamment les yeux, Et que le plus petit de la race mortelle, A chaque pas qu'il fait, à chaque bagatelle, Doive intriguer l'Olympe et tous ses citoyens Comme s'il s'agissait des Grecs et des Troyens.
Un sot par une puce eut l'épaule mordue ; Dans les plis de ses draps elle alla se loger. " Hercule, ce dit-il, tu devais bien purger La terre de cette hydre au printemps revenue. Que fais-tu, Jupiter, que du haut de la nue Tu n'en perdes la race afin de me venger ? " Pour tuer une puce, il voulait obliger Ces dieux à lui prêter leur foudre et leur massue. LES FEMMES ET LE SECRET.
Rien ne pèse tant qu'un secret : Le porter loin est difficile aux dames ; Et je sais même sur ce fait Bon nombre d'hommes qui sont femmes.
Pour éprouver la sienne un mari s'écria, La nuit, étant près d'elle : " O Dieux ! qu'est-ce cela ? Je n'en puis plus ! on me déchire ! Quoi ? j'accouche d'un œuf ! - D'un œuf ? Oui, le voilà, Frais et nouveau pondu. Gardez bien de le dire : On m'appellerait poule ; enfin n'en parlez pas. " La femme, neuve sur ce cas, Ainsi que sur mainte autre affaire, Crut la chose, et promit ses grands dieux de se taire. Mais ce serment s'évanouit Avec les ombres de la nuit. L'épouse, indiscrète et peu fine, Sort du lit quand le jour fut à peine levé ; Et de courir chez sa voisine. " Ma commère, dit-elle, un cas est arrivé ; N'en dites rien surtout, car vous me feriez battre : Mon mari vient de pondre un œuf gros comme quatre. Au nom de Dieu, gardez-vous bien D'aller publier ce mystère. - Vous moquez-vous ? dit l'autre : ah ! vous ne savez guère Quelle je suis. Allez, ne craignez rien. " La femme du pondeur s'en retourne chez elle. L'autre grille déjà de conter la nouvelle ; Elle va la répandre en plus de dix endroits ; Au lieu d'un œuf, elle en dit trois. Ce n'est pas encor tout ; car une autre commère En dit quatre, et raconte à l'oreille le fait : Précaution peu nécessaire, Car ne n'était plus un secret. Comme le nombre d'œufs, grâce à la renommée, De bouche en bouche allait croissant, Avant, la fin de la journée Ils se montaient à plus d'un cent. | |
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Lun 27 Aoû - 15:45 | |
| LE CHIEN QUI PORTE À SON COU LE DÎNÉ DE SON MAÎTRE.
Nous n'avons pas les yeux à l'épreuve des belles, Ni les mains à celle de l'or : Peu de gens gardent un trésor Avec des soins assez fidèles.
Certain chien, qui portait la pitance au logis, S'était fait un collier du dîné de son maître. Il était tempérant, plus qu'il n'eût voulu l'être Quand il voyait un mets exquis ; Mais enfin il l'était ; et tous tant que nous sommes Nous nous laissons tenter à l'approche des biens. Chose étrange : on apprend la tempérance aux chiens, Et l'on ne peut l'apprendre aux hommes ! Ce chien-ci donc étant de la sorte atourné, Un mâtin passe, et veut lui prendre le dîné, Il n'en eut pas toute la joie Qu'il espérait d'abord : le chien mit bas la proie Pour la défendre mieux n'en étant plus chargé ; Grand combat ; d'autres chiens arrivent ; Ils étaient de ceux-là qui vivent Sur le public, et craignent peu les coups. Notre chien se voyant trop faible contre eux tous, Et que la chair courait un danger manifeste, Voulut avoir sa part ; et, lui sage, il leur dit : " Point de courroux, Messieurs, mon lopin me suffit ; Faites votre profit du reste. " A ces mots, le premier, il vous happe un morceau ; Et chacun de tirer, le mâtin, la canaille, A qui mieux mieux. Ils firent tous ripaille, Chacun d'eux eut part au gâteau.
Je crois voir en ceci l'image d'une ville Où l'on met les deniers à la merci des gens, Échevins, prévôt des marchands, Tout fait sa main ; le plus habile Donne aux autres l'exemple, et c'est un passe-temps De leur voir nettoyer un monceau de pistoles. Si quelque scrupuleux, par des raisons frivoles, Veut défendre l'argent, et dit le moindre mot, On lui fait voir qu'il est un sot. Il n'a pas de peine à se rendre : C'est bientôt le premier à prendre. | |
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Lun 27 Aoû - 15:46 | |
| LE RIEUR ET LES POISSONS.
On cherche les rieurs, et moi je les évite. Cet art veut, sur tout autre, un suprême mérite : Dieu ne créa que pour les sots Les méchants diseurs de bons mots. J'en vais peut-être en une fable Introduire un ; peut-être aussi Que quelqu'un trouvera que j'aurai réussi.
Un rieur était à la table D'un financier, et n'avait en son coin Que de petits poissons : tous les gros étaient loin. Il prend donc les menus, puis leur parle à l'oreille, Et puis il feint, à la pareille, D'écouter leur réponse. On demeura surpris ; Cela suspendit les esprits. Le rieur alors, d'un ton sage, Dit qu'il craignait qu'un sien ami, Pour les grandes Indes parti, N'eût depuis un an fait naufrage, Il s'en informait donc à ce menu fretin ; Mais tous lui répondaient qu'ils n'étaient pas d'un âge A savoir au vrai son destin ; Les gros en sauraient davantage. " N'en puis-je donc, Messieurs, un gros interroger ? " De dire si la compagnie Prit goût à sa plaisanterie, J'en doute, mais enfin il les sut engager A lui servir d'un monstre assez vieux pour lui dire Tous les noms des chercheurs de mondes inconnus Qui n'en étaient pas revenus, Et que, depuis cent ans, sous l'abîme avaient vus Les anciens du vaste empire. | |
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Lun 27 Aoû - 15:47 | |
| LE RAT ET L'HUÎTRE.
Un rat, hôte d'un champ, rat de peu de cervelle, Des lares paternels un jour se trouva soûl. Il laisse là le champ, le grain, et la javelle, Va courir le pays, abandonne son trou. Sitôt qu'il fut hors de la case : " Que le monde, dit-il, est grand et spacieux ! Voilà les Apennins, et voici le Caucase. " La moindre taupinée était mont à ses yeux. Au bout de quelques jours, le voyageur arrive En un certain canton où Téthys sur la rive Avait laissé mainte huître : et notre rat d'abord Crut voir, en les voyant, des vaisseaux de haut bord. " Certes, dit-il, mon père était un pauvre sire. Il n'osait voyager, craintif au dernier point. Pour moi, j'ai déjà vu le maritime empire ; J'ai passé les déserts, mais nous n'y bûmes point. " D'un certain magister le rat tenait ces choses, Et les disait à travers champs, N'étant pas de ces rats qui, les livres rongeants, Se font savants jusques aux dents. Parmi tant d'huîtres toutes closes, Une s'était ouverte ; et, bâillant au soleil, Par un doux zéphir réjoui, Humait l'air, respirait, était épanouie, Blanche, grasse, et d'un goût, à la voir, nompareil. D'aussi loin que le rat voit cette huître qui bâille : " Qu'aperçois-je ? dit-il, c'est quelque victuaille ; Et, si je ne me trompe à la couleur du mets, Je dois faire aujourd'hui bonne chère, ou jamais. " Là-dessus, maître rat, plein de belle espérance, Approche de l'écaille, allonge un peu le cou, Se sent pris comme aux lacs ; car l'huître tout d'un coup Se referme : et voilà ce que fait l'ignorance.
Cette fable contient plus d'un enseignement : Nous y voyons premièrement Que ceux qui n'ont du monde aucune expérience Sont, aux moindres objets, frappés d'étonnement. Et puis nous y pouvons apprendre Que tel est pris qui croyait prendre. | |
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Lun 27 Aoû - 15:49 | |
| L'OURS ET L'AMATEUR DES JARDINS.
Certain ours montagnard, ours à demi léché, Confiné par le sort dans un bois solitaire, Nouveau Bellérophon vivait seul et caché. Il fût devenu fou : la raison d'ordinaire N'habite pas longtemps chez les gens séquestrés. Il est bon de parler, et meilleur de se taire ; Mais tous deux sont mauvais alors qu'ils sont outrés. Nul animal n'avait affaire Dans les lieux que l'ours habitait : Si bien que, tout ours qu'il était, Il vint à s'ennuyer de cette triste vie. Pendant qu'il se livrait à la mélancolie, Non loin de là certain vieillard S'ennuyait aussi de sa part. Il aimait les jardins, était prêtre de Flore, Il l'était de Pomone encore. Ces deux emplois sont beaux ; mais je voudrais parmi Quelque doux et discret ami : Les jardins parlent peu, si ce n'est dans mon livre : De façon que, lassé de vivre Avec des gens muets, notre homme, un beau matin, Va chercher compagnie, et se met en campagne. L'ours, porté d'un même dessein, Venait de quitter sa montagne. Tous deux, par un cas surprenant, Se rencontrent en un tournant. L'homme eut peur : mais comment esquiver ? et que faire ? Se tirer en Gascon d'une semblable affaire Est le mieux : il sut donc dissimuler sa peur. L'ours très mauvais complimenteur, Lui dit : " Viens-t'en me voir. " L'autre reprit : " Seigneur, Vous voyez mon logis ; si vous me vouliez faire Tant d'honneur que d'y prendre un champêtre repas, J'ai des fruits, j'ai du lait : ce n'est peut-être pas De Nosseigneurs les ours le manger ordinaire ; Mais j'offre ce que j'ai. " L'ours l'accepte ; et d'aller. Les voilà bons amis avant que d'arriver ; Arrivés, les voilà se trouvant bien ensemble ; Et, bien qu'on soit, à ce qu'il semble, Beaucoup mieux seul qu'avec des sots, Comme l'ours en un jour ne disait pas deux mots, L'homme pouvait sans bruit vaquer à son ouvrage. L'ours allait à la chasse, apportait du gibier, Faisait son principal métier D'être bon émoucheur, écartait du visage De son ami dormant ce parasite ailé Que nous avons mouche appelé. Un jour que le vieillard dormait d'un profond somme, Sur le bout de son nez une allant se placer Mit l'ours au désespoir ; il eut beau la chasser. " Je t'attraperai bien, dit-il ; et voici comme. " Aussitôt fait que dit : le fidèle émoucheur Vous empoigne un pavé, le lance avec raideur, Casse la tête à l'homme en écrasant la mouche ; Et non moins bon archer que mauvais raisonneur, Raide mort étendu sur la place il le couche.
Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami ; Mieux vaudrait un sage ennemi. | |
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Lun 27 Aoû - 15:49 | |
| LES DEUX AMIS.
Deux vrais amis vivaient au Monomotapa : L'un ne possédait rien qui n'appartînt à l'autre. Les amis de ce pays-là Valent bien, dit-on, ceux du nôtre. Une nuit que chacun s'occupait au sommeil, Et mettait à profit l'absence du soleil, Un de nos deux amis sort du lit en alarme ; Il court chez son intime, éveille les valets : Morphée avait touché le seuil de ce palais. L'ami couché s'étonne ; il prend sa bourse, il s'arme, Vient trouver l'autre, et dit : " Il vous arrive peu De courir quand on dort, vous me paraissiez homme A mieux user du temps destiné pour le somme : N'auriez-vous point perdu tout votre argent au jeu ? En voici. S'il vous est venu quelque querelle, J'ai mon épée, allons. Ne le voulez-vous point ? - Non, dit l'ami, ce n'est ni l'un ni l'autre point : Je vous rends grâce de ce zèle. Vous m'êtes, en dormant, un peu triste apparu ; J'ai craint qu'il ne fût vrai ; je suis vite accouru. Ce maudit songe en est la cause. "
Qui d'eux aimait le mieux ? Que t'en semble, lecteur ? Cette difficulté vaut bien qu'on la propose. Qu'un ami véritable est une douce chose ! Il cherche vos besoins au fond de votre cœur ; Il vous épargne la pudeur De les lui découvrir vous-même ; Un songe, un rien, tout lui fait peur Quand il s'agit de ce qu'il aime. | |
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Lun 27 Aoû - 15:50 | |
| LE COCHON, LA CHÈVRE ET LE MOUTON.
Une chèvre, un mouton, avec un cochon gras, Montés sur même char, s'en allaient à la foire. Leur divertissement ne les y portait pas ; On s'en allait les vendre, à ce que dit l'histoire. Le charton n'avait pas dessein De les mener voir Tabarin. Dom Pourceau criait en chemin Comme s'il avait eu cent bouchers à ses trousses : C'était une clameur à rendre les gens sourds. Les autres animaux, créatures plus douces, Bonnes gens, s'étonnaient qu'il criât au secours : Ils ne voyaient nul mal à craindre. Le charton dit au porc : " Qu'as-tu tant à te plaindre ? Tu nous étourdis tous : que ne te tiens-tu coi ? Ces deux personnes-ci, plus honnêtes que toi, Devraient t'apprendre à vivre, ou du moins à te taire : Regarde ce mouton ; a-t-il dit un seul mot ? Il est sage. - Il est un sot, Repartit le cochon : s'il savait son affaire, Il crierait comme moi, du haut de son gosier ; Et cette autre personne honnête Crierait tout du haut de sa tête. Ils pensent qu'on les veut seulement décharger, La chèvre de son lait, le mouton de sa laine : Je ne sais pas s'ils ont raison ; Mais quant à moi, qui ne suis bon Qu'à manger, ma mort est certaine. Adieu mon toit et ma maison. "
Dom Pourceau raisonnait en subtil personnage : Mais que lui servait-il ? Quand le mal est certain, La plainte ni la peur ne changent le destin ; Et le moins prévoyant est toujours le plus sage. | |
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Lun 27 Aoû - 15:50 | |
| TIRCIS ET AMARANTE. POUR MADEMOISELLE DE SILLERY
J'avais Ésope quitté Pour être tout à Boccace ; Mais une divinité Veut revoir sur le Parnasse Des fables de ma façon. Or d'aller lui dire : " Non ", Sans quelque valable excuse, Ce n'est pas comme on en use Avec des divinités, Surtout quand ce sont de celles Que la qualité de belles Fait reines des volontés. Car, afin que l'on le sache, C'est Sillery qui s'attache A vouloir que, de nouveau, Sire loup, sire corbeau, Chez moi se parlent en rime. Qui dit Sillery dit tout : Peu de gens en leur estime Lui refusent le haut bout ; Comment le pourrait-on faire ? Pour venir à notre affaire, Mes contes, à son avis, Sont obscurs : les beaux esprits N'entendent pas toute chose. Faisons donc quelque récits Qu'elle déchiffre sans glose : Amenons des bergers ; et puis nous rimerons Ce que disent entre eux les loups et les moutons.
Tircis disait un jour à la jeune Amarante : " Ah ! si vous connaissiez, comme moi, certain mal Qui nous plaît et qui nous enchante ! Il n'est bien sous le ciel qui vous parût égal. Souffrez qu'on vous le communique ; Croyez-moi, n'ayez point de peur : Voudrais-je vous tromper, vous pour qui je me pique Des plus doux sentiments que puisse avoir un cœur ? " Amarante aussitôt réplique : " Comment l'appelez-vous, ce mal ? quel est son nom ? - L'amour. - Ce mot est beau ; dites-moi quelques marques A quoi je le pourrai connaître : que sent-on ? - Des peines près de qui le plaisir des monarques Est ennuyeux et fade on s'oublie, on se plaît Toute seule en une forêt. Se mire-t-on près un rivage, Ce n'est pas soi qu'on voit ; on ne voit qu'une image Qui sans cesse revient, et qui suit en tous lieux : Pour tout le reste on est sans yeux. Il est un berger du village Dont l'abord, dont la voix, dont le nom fait rougir : On soupire à son souvenir ; On ne sait pas pourquoi, cependant on soupire ; On a peur de le voir, encor qu'on le désire. " Amarante dit à l'instant : " Oh ! oh ! c'est là ce mal que vous me prêchez tant ? Il ne m'est pas nouveau : je pense le connaître. " Tircis à son but croyait être, Quand la belle ajouta : " Voilà tout justement Ce que je sens pour Clidamant. " L'autre pensa mourir de dépit et de honte.
Il est force gens comme lui, Qui prétendent n'agir que pour leur propre compte, Et qui font le marché d'autrui. | |
| | | Admin Admin
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Lun 27 Aoû - 15:51 | |
| LES OBSÈQUES DE LA LIONNE.
La femme du lion mourut ; Aussitôt chacun accourut Pour s'acquitter envers le prince De certains compliments de consolation Il fit avertir sa province Que les obsèques se feraient Un tel jour, en tel lieu ; ses prévôts y seraient Pour régler la cérémonie, Et pour placer la compagnie. Jugez si chacun s'y trouva. Le prince aux cris s'abandonna, Et tout son antre en résonna : Les lions n'ont point d'autre temple. On entendit, à son exemple, Rugir en leurs patois messieurs les courtisans. Je définis la cour un pays où les gens, Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents, Sont ce qu'il plaît au prince, ou, s'ils ne peuvent l'être, Tâchent au moins de le paraître : Peuple caméléon, peuple singe du maître ; On dirait qu'un esprit anime mille corps : C'est bien là que les gens sont de simples ressorts. Pour revenir à notre affaire, Le cerf ne pleura point. Comment eût-il pu faire ? Cette mort le vengeait : la reine avait jadis Étranglé sa femme et son fils. Bref, il ne pleura point. Un flatteur l'alla dire, Et soutint qu'il l'avait vu rire. La colère du roi, comme dit Salomon, Est terrible, et surtout celle du roi lion ; Mais ce cerf n'avait pas accoutumé de lire. Le monarque lui dit : " Chétif hôte des bois, Tu ris, tu ne suis pas ces gémissantes voix. Nous n'appliquerons point sur tes membres profanes Nos sacrés ongles : venez, loups, Vengez la reine ; immolez tous Ce traître à ses augustes mânes. " Le cerf reprit alors : " Sire, le temps de pleurs Est passé ; la douleur est ici superflue. Votre digne moitié, couchée entre des fleurs, Tout près d'ici m'est apparue ; Et je l'ai d'abord reconnue. " Ami, m'a-t-elle dit, garde que ce convoi, Quand je vais chez les dieux, ne t'oblige à des larmes. Aux Champs Élysiens j'ai goûté mille charmes, Conversant avec ceux qui sont saints comme moi. Laisse agir quelque temps le désespoir du roi : J'y prends plaisir. " A peine on eut ouï la chose, Qu'on se mit à crier : " Miracle ! Apothéose ! " Le cerf eut un présent, bien loin d'être puni.
Amusez les rois par des songes, Flattez-les, payez-les d'agréables mensonges : Quelque indignation dont leur cœur soit rempli, Ils goberont l'appât ; vous serez leur ami. | |
| | | Admin Admin
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Lun 27 Aoû - 15:52 | |
| LE RAT ET L'ÉLÉPHANT.
Se croire un personnage est fort commun en France : On y fait l'homme d'importance, Et l'on n'est souvent qu'un bourgeois, C'est proprement le mal françois : La sotte vanité nous est particulière. Les Espagnols sont vains, mais d'une autre manière : Leur orgueil me semble, en un mot, Beaucoup plus fou, mais pas si sot. Donnons quelque image du nôtre, Qui sans doute en vaut bien un autre.
Un rat des plus petits voyait un éléphant Des plus gros, et raillait le marcher un peu lent De la bête de haut parage, Qui marchait à gros équipage. Sur l'animal à triple étage Une sultane de renom Son chien, son chat et sa guenon, Son perroquet, sa vieille, et toute sa maison, S'en allait en pèlerinage. Le rat s'étonnait que les gens Fussent touchés de voir cette pesante masse : " Comme si d'occuper ou plus ou moins de place Nous rendait, disait-il, plus ou moins importants ! Mais qu'admirez-vous tant en lui, vous autres hommes ? Serait-ce ce grand corps qui fait peur aux enfants ? Nous ne nous prisons pas, tout petits que nous sommes, D'un grain moins que les éléphants. " Il en aurait dit davantage ; Mais le chat, sortant de sa cage, Lui fit voir, en moins d'un instant, Qu'un rat n'est pas un éléphant. | |
| | | Admin Admin
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Lun 27 Aoû - 15:52 | |
| L'HOROSCOPE.
On rencontre sa destinée Souvent par des chemins qu'on prend pour l'éviter.
Un père eut pour toute lignée Un fils qu'il aima trop, jusques à consulter Sur le sort de sa géniture Les diseurs de bonne aventure. Un de ces gens lui dit que des lions surtout Il éloignât l'enfant jusques à certain âge ; Jusqu'à vingt ans, point davantage. Le père, pour venir à bout D'une précaution sur qui roulait la vie De celui qu'il aimait, défendit que jamais On lui laissât passer le seuil de son palais. Il pouvait, sans sortir, contenter son envie, Avec ses compagnons tout le jour badiner, Sauter, courir, se promener. Quand il fut en l'âge où la chasse Plaît le plus aux jeunes esprits, Cet exercice avec mépris Lui fut dépeint ; mais, quoi qu'on fasse, Propos, conseil, enseignement, Rien ne change un tempérament. Le jeune homme, inquiet, ardent, plein de courage, A peine se sentit des bouillons d'un tel âge, Qu'il soupira pour ce plaisir. Plus l'obstacle était grand, plus fort fut le désir. Il savait le sujet des fatales défenses ; Et comme ce logis, plein de magnificences, Abondait partout en tableaux, Et que la laine et les pinceaux Traçaient de tous côtés chasses et paysages, En cet endroit des animaux, En cet autre des personnages, Le jeune homme s'émut, voyant peint un lion : " Ah ! monstre, cria-t-il, c'est toi qui me fais vivre Dans l'ombre et dans les fers ! " A ces mots, il se livre Aux transports violents de l'indignation, Porte le poing sur l'innocente bête. Sous la tapisserie un clou se rencontra : Ce clou le blesse ; il pénétra Jusqu'aux ressorts de l'âme ; et cette chère tête, Pour qui l'art d'Esculape en vain fit ce qu'il put, Dut sa perte à ces soins qu'on prit pour son salut. Même précaution nuisit au poète Eschyle. Quelque devin le menaça, dit-on, De la chute d'une maison. Aussitôt il quitta la ville, Mit son lit en plein champ, loin des toits, sous les cieux Un aigle, qui portait en l'air une tortue, Passa par là, vit l'homme, et sur sa tête nue, Qui parut un morceau de rocher à ses yeux, Étant de cheveux dépourvue, Laissa tomber sa proie, afin de la casser : Le pauvre Eschyle ainsi sut ses jours avancer.
De ces exemples il résulte Que cet art, s'il est vrai, fait tomber dans les maux Que craint celui qui le consulte ; Mais je l'en justifie, et maintiens qu'il est faux. Je ne crois point que la nature Se soit lié les mains, et nous les lie encor Jusqu'au point de marquer dans les cieux notre sort : Il dépend d'une conjoncture De lieux, de personnes, de temps, Non des conjonctions de tous ces charlatans. Ce berger et ce roi sont sous même planète ; L'un d'eux porte le sceptre, et l'autre la houlette : Jupiter le voulait ainsi. Qu'est-ce que Jupiter ? un corps sans connaissance. D'où vient donc que son influence Agit différemment sur ces deux hommes-ci ? Puis comment pénétrer jusques à notre monde ? Comment percer des airs la campagne profonde ? Percer Mars, le Soleil, et des vides sans fin ? Un atome la peut détourner en chemin : 0ù l'iront retrouver les faiseurs d'horoscope ? L'état où nous voyons l'Europe Mérite que du moins quelqu'un d'eux l'ait prévu : Que ne l'a-t-il donc dit ? Mais nul d'eux ne l'a su. L'immense éloignement, le point, et sa vitesse, Celle aussi de nos passions, Permettent-ils à leur faiblesse De suivre pas à pas toutes nos actions ? Notre sort en dépend : sa course entre-suivie Ne va, non plus que nous, jamais d'un même pas ; Et ces gens veulent au compas Tracer le cours de notre vie !
Il ne se faut point arrêter Aux deux faits ambigus que je viens de conter.
Ce fils par trop chéri, ni le bonhomme Eschyle, N'y font rien : tout aveugle et menteur qu'est cet art, Il peut frapper au but une fois entre mille ; Ce sont des effets du hasard. | |
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Lun 27 Aoû - 15:53 | |
| L'ÂNE ET LE CHIEN.
Il se faut entraider ; c'est la loi de nature. L'âne un jour pourtant s'en moqua : Et ne sais comme il y manqua ; Car il est bonne créature. Il allait par pays, accompagné du chien, Gravement, sans songer à rien, Tous deux suivis d'un commun maître. Ce maître s'endormit : l'âne se mit à paître. Il était alors dans un pré Dont l'herbe était fort à son gré. Point de chardons pourtant ; il s'en passa pour l'heure. Il ne faut pas toujours être si délicat, Et faute de servir ce plat, Rarement un festin demeure. Notre baudet s'en sut enfin Passer pour cette fois. Le chien, mourant de faim, Lui dit : " Cher compagnon, baisse-toi, je te prie : Je prendrai mon dîné dans le panier au pain. " Point de réponse, mot : le roussin d'Arcadie Craignit qu'en perdant un moment Il ne perdît un coup de dent. Il fit longtemps la sourde oreille ; Enfin il répondit : " Ami, je te conseille D'attendre que ton maître ait fini son sommeil ; Car il te donnera, sans faute, à son réveil, Ta portion accoutumée : Il ne saurait tarder beaucoup. " Sur ces entrefaites, un loup Sort du bois, et s'en vient : autre bête affamée. L'âne appelle aussitôt le chien à son secours. Le chien ne bouge, et dit : " Ami, je te conseille De fuir, en attendant que ton maître s'éveille ; Il ne saurait tarder : détale vite, et cours. Que si ce loup t'atteint, casse-lui la mâchoire : On t'a ferré de neuf ; et, si tu me veux croire, Tu l'étendras tout plat. " Pendant ce beau discours, Seigneur loup étrangla le baudet sans remède.
Je conclus qu'il faut qu'on s'entr'aide. | |
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Lun 27 Aoû - 15:53 | |
| LE BASSA ET LE MARCHAND.
Un marchand grec en certaine contrée Faisait trafic. Un bassa l'appuyait ; De quoi le Grec en bassa le payait, Non en marchand : tant c'est chère denrée Qu'un protecteur. Celui-ci coûtait tant, Que notre Grec s'allait partout plaignant. Trois autres Turcs, d'un rang moindre en puissance, Lui vont offrir leur support en commun. Eux trois voulaient moins de reconnaissance Qu'à ce marchand il n'en coûtait pour un. Le Grec écoute ; avec eux il s'engage ; Et le bassa du tout est averti : Même on lui dit qu'il jouera, s'il est sage, A ces gens-là quelque méchant parti, Les prévenant, les chargeant d'un message Pour Mahomet, droit en son paradis, Et sans tarder ; sinon ces gens unis Le préviendront, bien certains qu'à la ronde Il a des gens tout prêts pour le venger : Quelque poison l'enverra protéger Les trafiquants qui sont en l'autre monde. Sur cet avis, le Turc se comporta Comme Alexandre ; et, plein de confiance, Chez le marchand tout droit il s'en alla, Se mit à table. On vit tant d'assurance En ses discours et dans tout son maintien, Qu'on ne crut point qu'il se doutât de rien. " Ami, dit-il, je sais que tu me quittes ; Même l'on veut que j'en craigne les suites ; Mais je te crois un trop homme de bien ; Tu n'as point l'air d'un donneur de breuvage : Je n'en dis pas là-dessus davantage. Quant à ces gens qui pensent t'appuyer, Écoute-moi : sans tant de dialogue Et de raisons qui pourraient t'ennuyer, Je ne te veux conter qu'un apologue.
Il était un berger, son chien et son troupeau. Quelqu'un lui demanda ce qu'il prétendait faire D'un dogue de qui l'ordinaire Était un pain entier. Il fallait bien et beau Donner cet animal au seigneur du village. Lui, berger, pour plus de ménage, Aurait deux ou trois mâtineaux, Qui, lui dépensant moins, veilleraient aux troupeaux Bien mieux que cette bête seule. Il mangeait plus que trois ; mais on ne disait pas Qu'il avait aussi triple gueule Quand les loups livraient des combats. Le berger s'en défait ; il prend trois chiens de taille A lui dépenser moins, mais à fuir la bataille. Le troupeau s'en sentit ; et tu te sentiras Du choix de semblable canaille. Si tu fais bien, tu reviendras à moi. "
Le Grec le crut.
Ceci montre aux provinces Que, tout compté, mieux vaut, en bonne foi, S'abandonner à quelque puissant roi, Que s'appuyer de plusieurs petits princes. | |
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Lun 27 Aoû - 15:53 | |
| L'AVANTAGE DE LA SCIENCE.
Entre deux bourgeois d'une ville S'émut jadis un différend : L'un était pauvre, mais habile ; L'autre riche, mais ignorant. Celui-ci sur son concurrent Voulait emporter l'avantage, Prétendait que tout homme sage Était tenu de l'honorer. C'était un homme sot ; car pourquoi Des biens dépourvus de mérite ? La raison m'en semble petite. " Mon ami, disait-il souvent Au savant, Vous vous croyez considérable ; Mais, dites-moi, tenez-vous table ? Que sert à vos pareils de lire incessamment ? Ils sont toujours logés à la troisième chambre, Vêtus au mois de juin comme au mois de décembre, Ayant pour tout laquais leur ombre seulement. La république a bien affaire De gens qui ne dépensent rien ! Je ne sais d'homme nécessaire Que celui dont le luxe épand beaucoup de bien. Nous en usons, Dieu sait ! notre plaisir occupe L'artisan, le vendeur, celui qui fait la jupe, Et celle qui la porte, et vous, qui dédiez A Messieurs les gens de finance De méchants livres bien payés. " Ces mots remplis d'impertinence Eurent le sort qu'ils méritaient. L'homme lettré se tut, il avait trop à dire. La guerre le vengea bien mieux qu'une satire. Mars détruisit le lieu que nos gens habitaient : L'un et l'autre quitta sa ville. L'ignorant resta sans asile : Il reçut partout des mépris ; L'autre reçut partout quelque faveur nouvelle : Cela décida leur querelle.
Laissez dire les sots : le savoir a son prix. | |
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Lun 27 Aoû - 15:54 | |
| JUPITER ET LES TONNERRES.
Jupiter, voyant nos fautes, Dit un jour, du haut des airs : " Remplissons de nouveaux hôtes Les cantons de l'univers Habités par cette race Qui m'importune et me lasse. Va-t'en, Mercure, aux Enfers ; Amène-moi la Furie La plus cruelle des trois. Race que j'ai trop chérie, Tu périras cette fois. " Jupiter ne tarda guère A modérer son transport.
O vous, Rois, qu'il voulut faire Arbitres de notre sort, Laissez, entre la colère Et l'orage qui la suit, L'intervalle d'une nuit.
Le dieu dont l'aile est légère, Et la langue a des douceurs, Alla voir les noires sœurs. A Tisiphone et Mégère Il préféra, ce dit-on, L'impitoyable Alecton. Ce choix la rendit si fière, Qu'elle jura par Pluton Que toute l'engeance humaine Serait bientôt du domaine Des déités de là-bas. Jupiter n'approuva pas Le serment de l'Euménide. Il la renvoie ; et pourtant Il lance un foudre à l'instant Sur certain peuple perfide. Le tonnerre, ayant pour guide Le père même de ceux Qu'il menaçait de ses feux, Se contenta de leur crainte ; Il n'embrasa que l'enceinte D'un désert inhabité : Tout père frappe à côté. Qu'arriva-t-il ? Notre engeance Prit pied sur cette indulgence. Tout l'Olympe s'en plaignit ; Et l'assembleur de nuages Jura le Styx, et promit De former d'autres orages : Ils seraient sûrs. On sourit ; On lui dit qu'il était père, Et qu'il laissât, pour le mieux, A quelqu'un des autres dieux D'autres tonnerres à faire. Vulcain entreprit l'affaire. Ce dieu remplit ses fourneaux De deux sortes de carreaux : L'un jamais ne se fourvoie ; Et c'est celui que toujours L'Olympe en corps nous envoie ; L'autre s'écarte en son cours : Ce n'est qu'aux monts qu'il en coûte ; Bien souvent même il se perd ; Et ce dernier en sa route Nous vient du seul Jupiter. | |
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Lun 27 Aoû - 15:54 | |
| LE FAUCON ET LE CHAPON.
Une traîtresse voix bien souvent vous appelle ; Ne vous pressez donc nullement : Ce n'était pas un sot, non, non, et croyez-m'en, Que le chien de Jean de Nivelle.
Un citoyen du Mans, chapon de son métier, Était sommé de comparaître Par-devant les lares du maître, Au pied d'un tribunal que nous nommons foyer. Tous les gens lui criaient, pour déguiser la chose, " Petit, petit, petit ! " mais, loin de s'y fier, Le Normand et demi laissait les gens crier. " Serviteur, disait-il ; votre appât est grossier : On ne m'y tient pas, et pour cause. " Cependant un faucon sur sa perche voyait Notre Manceau qui s'enfuyait. Les chapons ont en nous fort peu de confiance, Soit instinct, soit expérience. Celui-ci, qui ne fut qu'avec peine attrapé, Devait, le lendemain, être d'un grand soupé, Fort à l'aise en un plat, honneur dont la volaille Se serait passée aisément. L'oiseau chasseur lui dit : " Ton peu d'entendement Me rends tout étonné. Vous n'êtes que racaille, Gens grossiers, sans esprit, à qui l'on apprend rien. Pour moi, je sais chasser, et revenir au maître. Le vois-tu pas à la fenêtre ? Il t'attend : es-tu sourd ? - Je n'entends que trop Repartit le chapon ; mais que me veut-il dire ? Et ce beau cuisinier armé d'un grand couteau ? Reviendras-tu pour cet appeau ? Laisse-moi fuir ; cesse de rire De l'indocilité qui me fait envoler Lorsque d'un ton si doux on s'en vient m'appeler. Si tu voyais mettre à la broche Tous les jours autant de faucons Que j'y vois mettre de chapons, Tu ne me ferais pas un semblable reproche. " | |
| | | Admin Admin
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Lun 27 Aoû - 15:55 | |
| LE CHAT ET LE RAT.
Quatre animaux divers, le chat Grippe-fromage, Triste-oiseau le hibou, Ronge-maille le rat, Dame belette au long corsage, Toutes gens d'esprit scélérat, Hantaient le tronc pourri d'un pin vieux et sauvage. Tant y furent, qu'un soir à l'entour de ce pin L'homme tendit ses rets. Le chat, de grand matin, Sort pour aller chercher sa proie. Les derniers traits de l'ombre empêchent qu'il ne voie Le filet : il y tombe, en danger de mourir ; Et mon chat de crier ; et le rat d'accourir, L'un plein de désespoir, et l'autre plein de joie ; Il voyait dans les lacs son mortel ennemi. Le pauvre chat dit : " Cher ami, Les marques de ta bienveillance Sont communes en mon endroit ; Viens m'aider à sortir du piège où l'ignorance M'a fait tomber. C'est à bon droit Que, seul entre les tiens, par amour singulière, Je t'ai toujours choyé, t'aimant comme mes yeux. Je n'en ai point regret, et j'en rends grâce aux Dieux J'allais leur faire ma prière, Comme tout dévot chat en use les matins. Ce réseau me retient : ma vie est en tes mains ; Viens dissoudre ces nœuds. - Et quelle récompense En aurai-je ? reprit le rat. - Je jure éternelle alliance Avec toi, repartit le chat. Dispose de ma griffe, et sois en assurance : Envers et contre tous je te protégerai, Et la belette mangerai Avec l'époux de la chouette : Ils t'en veulent tous deux. " Le rat dit : " Idiot ! Moi ton libérateur ? je ne suis pas si sot. " Puis il s'en va vers sa retraite. La belette était près du trou. Le rat grimpe plus haut ; il y voit le hibou : Dangers de toutes parts ; le plus pressant l'emporte. Ronge-maille retourne au chat, et fait en sorte Qu'il détache un chaînon, puis un autre, et puis tant Qu'il dégage enfin l'hypocrite. L'homme paraît en cet instant ; Les nouveaux alliés prennent tous deux la fuite. A quelque temps de là, notre chat vit de loin " Ah ! mon frère, dit-il, viens m'embrasser ; ton soin Me fait injure : tu regardes Comme ennemi ton allié. Penses-tu que j'aie oublié Qu'après Dieu je te dois la vie ? - Et moi, reprit le rat, penses-tu que j'oublie Ton naturel ? Aucun traité Peut il forcer un chat à la reconnaissance ? S'assure-t-on sur l'alliance Qu'a faite la nécessité ? " | |
| | | Admin Admin
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| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Lun 27 Aoû - 15:55 | |
| LE TORRENT ET LA RIVIÈRE.
Avec grand bruit et grand fracas Un torrent tombait des montagnes : Tout fuyait devant lui ; l'horreur suivait ses pas ; Il faisait trembler les campagnes. Nul voyageur n'osait passer Une barrière si puissante : Un seul vit des voleurs ; et, se sentant presser Il mit entre eux et lui cette onde menaçante. Ce n'était que menace et bruit sans profondeur : Notre homme enfin n'eut que la peur. Ce succès lui donnant courage, Et les mêmes voleurs le poursuivant toujours. Il rencontra sur son passage Une rivière dont le cours, Image d'un sommeil doux, paisible, et tranquille, Lui fit croire d'abord ce trajet fort facile : Point de bords escarpés, un sable pur et net. Il entre ; et son cheval le met A couvert des voleurs, mais non de l'onde noire : Tous deux au Styx allèrent boire ; Tous deux, à nager malheureux, Allèrent traverser, au séjour ténébreux, Bien d'autres fleuves que les nôtres.
Les gens sans bruit sont dangereux : Il n'en est pas ainsi des autres. | |
| | | Admin Admin
Nombre de messages : 1246 Date d'inscription : 03/05/2007
| Sujet: Re: Jean de la Fontaine Lun 27 Aoû - 15:55 | |
| L'ÉDUCATION.
Laridon et César, frères dont l'origine Venait de chiens fameux, beaux, bien faits, et hardis, A deux maîtres divers échus au temps jadis, Hantaient, l'un les forêts, et l'autre la cuisine. Ils avaient eu d'abord chacun un autre nom ; Mais la diverse nourriture Fortifiant en l'un cette heureuse nature, En l'autre l'altérant, un certain marmiton Nomma celui-ci Laridon. Son frère, ayant couru mainte haute aventure, Mis maint cerf aux abois, maint sanglier abattu, Fut le premier César que la gent chienne ait eu. On eut soin d'empêcher qu'une indigne maîtresse Ne fit en ses enfants dégénérer son sang. Laridon négligé témoignait sa tendresse A l'objet le premier passant. Il peupla tout de son engeance : Tournebroches par lui rendus communs en France Y font un corps à part, gens fuyants les hasards, Peuple antipode des Césars.
On ne suit pas toujours ses aïeux ni son père : Le peu de soin, le temps, tout fait qu'on dégénère : Faute de cultiver la nature et ses dons, Oh ! combien de Césars deviendront Laridons ! | |
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