MONSIEUR POINTU
Source : Contes choisis des frères Grimm, traduits de l'allemand par Frédéric Baudry, librairie Hachette, 1875. Contes fantastiques et contes facétieux.
M. Pointu était un petit homme maigre et actif qui ne se donnait pas un instant de repos. Un nez retroussé faisait seul saillie sur son visage pâle et criblé par la petite vérole; ses cheveux étaient gris et hérissés; ses petits yeux lançaient toujours des éclairs à droite et à gauche. Il remarquait tout, critiquait tout, savait tout mieux que personne et avait toujours raison. En passant dans les rues, il agitait les bras avec tant d'ardeur qu'un jour il attrapa un seau d'eau qu'une jeune fille portait et le fit sauter en l'air, si bien qu'il en fut tout inondé. « Petite sotte, lut cria-t-il en se secouant, ne pouvais-tu pas voir que je venais derrière toi?»
De son état il était cordonnier, et, quand il travaillait, il tirait le ligneul avec une telle violence qu'il envoyait à ceux qui ne se tenaient pas à distance honnête de grands coups de poing dans les côtes. Aucun ouvrier ne pouvait rester plus d'un mois chez lui, parce qu'il trouvait toujours à redire à l'ouvrage le mieux fait. C'étaient des points de couture inégaux, un soulier plus long ou un talon plus haut que l'autre; ou bien c'était le cuir qui n'avait pas été assez battu. » Attends, disait-il à l'apprenti, je vais t'apprendre comment on assouplit la peau. » Et il lui administrait sur le dos deux coups de tire-pied.
Il appelait tous ses gens paresseux, et cependant lui-même ne faisait pas grande besogne, car il ne tenait pas deux minutes en place. Si sa femme s'était levée matin et avait allumé le feu, il sautait du lit et courait nu-pieds dans la cuisine. « Veux-tu donc brûler la maison? lui criait-il, voilà un feu à rôtir un bœuf ! on dirait que le bois ne coûte rien.
Si les servantes, occupées à laver, riaient ensemble autour de la cuve en se racontant les nouvelles, il les tançait d'importance : « Les voilà parties, les sottes oies! elles font aller leur bec, et pour le caquet, elles oublient leur ouvrage. Et le savon, que devient-il dans l'eau? Gaspillage et paresse! elles épargnent leurs mains et se dispensent de frotter le linge! » Et, dans sa colère, il trébuchait contre un seau plein de lessive, et la cuisine en était inondée.
On bâtissait une maison neuve en face de chez lui; de sa fenêtre il surveillait les travaux. » Ils emploient du sable ronge qui ne séchera pas, s'écriait-il; on ne se portera jamais bien dans cette maison-là ; voyez comme les maçons posent leurs pierres de travers ! Le mortier ne vaut rien; c'est du gravier, non du sable, qu'il faut. Je vivrai assez pour voir cette maison-là tomber sur la tête de ses habitants ! » Il faisait par là-dessus deux points à son ouvrage; mais tout à coup il se levait encore et ôtait précipitamment son tablier de cuir en disant: « Il faut absolument que j'aille leur dire leur fait. » Il tombait sur les charpentiers : « Qu'est-ce que cela veut dire? rien n'est d'aplomb dans votre charpente ; est-ce que vous croyez que ces solives-là tiendront? tout se détraquera d'un moment à l'autre. »
Il a pris une hache entre les mains d'un charpentier et veut lui montrer comment on doit s'y prendre, quand une voiture chargée de terre glaise vient à passer; il jette là la hache pour courir après le charretier : « Êtes-vous fou? lui crie-t-il ; y a-t-il du bon sens d'atteler de jeunes chevaux à une voiture surchargée comme celle-ci? Les pauvres bêtes vont crever sur la place ! » Le charretier ne lui répond pas; M. Pointu rentre tout en colère dans sa boutique.
Comme il va se rasseoir, son apprenti lui présente un soulier. « Qu'est-ce encore que cela? lui crie-t-il; ne t'ai-je pas défendu de découper les souliers si bas? Qui est-ce qui achètera une pareille chaussure? ce n'est plus qu'une semelle! J'entends que mes ordres soient exécutes à la lettre.
— Monsieur, répond l'apprenti, vous avez raison, sans doute; ce soulier ne vaut rien; mais c'est celui que vous venez de tailler et de coudre vous-même. Vous l'avez fait tomber tout à l'heure en vous levant, et je n'y ai touché que pour le ramasser; mais un ange du ciel ne parviendrait pas à vous satisfaire. »
M. Pointu rêva une nuit qu'il était mort et sur la route du paradis. En arrivant à la porte il frappa, et saint Pierre ouvrit pour voir qui était là. « Ah ! c'est vous, dit-il, monsieur Pointu; je vais vous faire entrer. Mais, je vous en avertis, ne critiquez rien de ce que vous verrez dans le ciel, autrement il vous arriverait malheur.
— Vous auriez pu vous dispenser de cet avertissement, répliqua M. Pointu, je connais les convenances, et, Dieu merci, tout est parfait ici; ce n'est pas comme sur la terre. »
Il entra donc et se mit à parcourir les vastes espaces du ciel. Il regardait de tous côtés, à droite et à gauche; mais il ne pouvait de temps en temps s'empêcher de hocher la tête et de grommeler entre ses dents. Il aperçut enfin deux anges qui portaient une grosse pièce de bois. C'était une poutre qu'un homme avait eue dans l'œil pendant qu'il cherchait une paille dans celui de son voisin. Mais les anges, au lieu de la porter dans sa longueur, la tenaient de côté. « A-t-on jamais vu pareille maladresse? pensa M. Pointu. Cependant il se tut et s'apaisa en se disant: « Au fond, c'est tout un ; qu'on porte la poutre droit devant soi ou de côté, pourvu qu'on arrive sans encombre; et en vérité je vois qu'ils ne heurtent nulle part. »
Plus loin, il vit deux anges qui puisaient de l'eau dans un seau percé et fuyant de tous les côtés. Ils faisaient ainsi de la pluie pour arroser la terre. « Par tous les diables!... » s'écria-t-il ; mais il s'arrêta heureusement en réfléchissant que c'était probablement un jeu : Pour se distraire, disait-il en lui-même, on peut bien faire des choses inutiles, surtout ici, où je vois bien que la paresse règne sans partage. »
Plus loin encore, il vit une voiture embourbée dans un trou profond. « Ce n'est pas étonnant, dit-il à l'homme qui était auprès; elle est si mal chargée ! Qu'est-ce que vous portez là?
— De bonnes pensées. Je n'ai pas pu les amener à bien ; mais heureusement j'ai fait monter ma voiture jusqu'ici; on ne m'y laissera pas dans l'embarras. »
En effet, il vint un ange qui attela deux chevaux devant la voiture. «Très bien, dit M. Pointu; mais deux chevaux ne suffiront pas; il en faudrait au moins quatre. »
Un autre ange arriva avec deux autres chevaux ; mais, au lieu de les atteler aussi par devant, il les attela par derrière. Cette fois, c'était trop fort pour M. Pointu : « Têtebleu! s'écria-t-il, que fais-tu là? A-t-on jamais vu atteler ainsi, depuis que le monde est monde? Mais, dans leur aveugle orgueil, ils croient tout savoir mieux que les autres » Il allait continuer, mais un des célestes habitants le saisit au collet et le lança dans les airs avec une force irrésistible. Cependant il eut encore le temps d'apercevoir par-dessous la porte la voiture qui était enlevée en l'air par quatre chevaux ailés.
A ce moment, M. Pointu s'éveilla. « Le ciel, se disait-il en lui-même, n'est pas tout à fait semblable à la terre, et il y a bien des choses qu'on y croirait mauvaises et qui sont bonnes au fond. Mais, malgré tout, qui pourrait voir de sang-froid atteler des chevaux des deux côtés opposés d'une voiture? ils avaient des ailes, soit; mais je ne l'avais pas vu d'abord. Et, en tout cas, c'est une fière sottise que de donner deux ailes à des chevaux qui ont déjà quatre jambes. Mais il faut que je me lève; autrement tout irait de travers ici. C'est bien heureux, en vérité, que décidément je ne sois pas mort! »