Un ogre servi à point
MMM... Ce que je te raconte là, me souffle Moïse entre deux lampées de thé fumant, arriva à mon grand-père Mistanapéo, un homme puissant, bâti comme une armoire à glace, un maître chasseur, un chef réputé qu'on disait sorcier...
Cette aventure est en soi tout un menu ! J'en ai la chair de poule, des crampes au ventre... À voix basse, il me confie, les yeux ronds et sombres comme deux bleuets du Lac-Saint-Jean :
- C'est une histoire d'ogre. Tu sais... les monstres qui mangent les autres pour vivre !
Moïse se lève, soulève le couvercle d'une marmite qui chauffe sur un rond du poêle. La pièce s'embaume d'un arôme de ragoût de caribou. Le conteur marmiton hume... MMM. Les yeux noyés dans la brume, il ajoute son grain de sel et une tasse de bouillon. Il brasse, salive, claque la langue au palais, reprend son infusion et son récit.
- Ça va être bon en sacrebleu !
Moïse est aux petits oignons.
¤ ¤ ¤
Un jour, je ne saurais te préciser la date... de toute façon, des mangeurs de prochain, ça a toujours existé... Bon ! Bon ! Revenons à nos moutons... Un jour, de janvier, mon grand-père Mistanapéo est en route vers son campement. Il imagine la bienfaisante chaleur du poêle à bois, le fumet de touladi 1 qui mitonne, le parfum des branches de sapin qui tapissent le plancher, l'accueil chaleureux de grand-mère et des enfants. Il savoure à l'avance la douceur du foyer.
Ce n'est pas la famine... mais depuis deux jours, le chasseur s'est contenté de menus morceaux de bannik2 tartinés de graisse de castor. Une faim de loup lui tenaille les entrailles. Il a l'estomac dans les talons. Il presse le pas.
Mistanapéo n'est pas dans son assiette. Il a fait des cauchemars. Rien n'a marché à son goût aujourd'hui. Ses sens sont à vif. Il tend l'oreille, écarte les narines, fouille la lisière du bois. Des senteurs mystérieuses affluent. Des branches givrées craquent, pètent. La neige croutée croustille. Les animaux se sont tus. Il sent dans le vent qu'on l'épie. Le chasseur est entre chien et loup.
Au tournant du sentier, l'homme frissonne. On marche dans son dos. Une haleine tiède de poil roussi souffle dans son cou... Mistanapéo se crispe. Une main lourde, osseuse, aux griffes calcinées s'abat sur son épaule, le saisit. Son sang se frigorifie.
- Je t'attendais !
- Qui es-tu ?
Mistanapéo est enlevé comme une plume qui vole au vent, jeté comme une ordure au fond d'une besace ventrue, gluante, malodorante comme un dépotoir. Dans le noir, il retrouve vite ses esprits. Il a reconnu l'ordre Windigo à son odeur. Dans les airs, en un éclair, il a entrevu sa peau farineuse, sa face de carême, son nez en patate germée... Les Anciens racontent à son sujet les récits les plus terrifiants. Il devine sans peine ce que concocte le souillon. La soupe est chaude. Il lui faut sans tarder fricoter un plan... sinon il est cuit ! Dévoré par le cannibale !
Mistanapéo se cale au fond de la poche du géant pour alourdir sa charge, gêner sa marche. Ses pieds pataugent dans la neige, s'enlisent, glissent. Windigo grogne sa rogne. Le prisonnier réussit à sortir une main par une déchirure au coin du sac. Il agrippe au passage les branches des sapins et des épinettes. Le monstre a une grosse tête fromagée mais une cervelle de la taille d'une noisette. Il a du flair, mais sa vue se brouille à travers ses yeux mollets.
Têtu, le glouton myope redouble d'ardeur, sue, force à s'arracher le cœur pour tromper sa faim, il a une idée fixe : se mettre à table. Le mastodonte a pétri sa tente dans un pain de roc. Brûlé par sa longue course, il s'écrase sur une bûche, vide son sac, dévore mon grand-père des yeux. Péniblement, il grimace un semblant de sourire en rictus qu'il tire du fin fond de son caveau.
- Tu es plus dodu que je l'aurais cru ! Ha ! Ha ! Ha !
Mon grand-père nous répétait le soir autour du feu qu'il s'était cru au milieu d'un cimetière à ciel ouvert.
Des os jonchent le sol, des crânes, des carcasses, des panaches blanchis d'orignaux et de caribous, des plumes de perdrix et d'outardes, des dents d'ours polaires pendent en grappes aux épinettes squelettiques. Au cœur, trône un monumental chaudron creusé dans le granit. À côté, une bûche de merisier usée fait office d'étal.
- Je suis affamé ! Va me chercher du bois sec ! grogne l'ogre de sa voix rauque.
Pour gagner le sous-bois et du temps, Mista fait un long détour. Il songe un instant à prendre la poudre d'escampette... mais se ravise. Le monstre lui mettrait vite la main au collet, le décapiterait sur-le-champ. Il préfère, au lieu d'attiser sa colère, l'endormir... encore mieux, le faire mourir à petit feu en lui servait des amuse-gueules empoisonnés.
- Tant qu'il y a de la vie, se disait-il pour réconforter, il y a de l'espoir !
Le chasseur traîne, tourne en rond...
- Dépêche-toi, fainéant, sinon...
Mista dépose aux pieds fourchus du monstre un petit fagot de brindilles vertes fraîchement cassées.
- Ça ne suffit pas ! Retournes-y, gâte-sauce !
Mista lambine. Lorsqu'il revient, les premières branches sont déjà consumées.
- Tu le fais exprès ! vocifère le monstre entre ses chicots déracinés.
Il ne mâche pas ses mots, ni ne ménage ses gestes. Il bouscule Mista qui trébuche.
- Des bûches ! Je veux des bûches, compris ? Des grosses, sinon... je te fracasse la tête, je te réduis en bouillie, je t'aplatis comme une crêpe. Marche, andouille !
VVVVVV... FFFF... Windigo attise les brandons, un œil sur les tisons et l'autre qui surveille son gueuletont.
- Où es-tu ? Je ne te vois plus !
Il redresse la tête, cherche... Ffff... Snif...Snif..., renifle, renâcle. Son feu se meurt, l'inquiète, il a perdu son festin de vue. Il s'échauffe. Dans son esprit, tout s'écroule. Son réveillon s'évanouit, s'envole. Il perd la face, se voit le dindon de la farce. Le bûcher se dresse près de sa table, des flammèches dans les yeux, fiévreux, les pommettes saillantes, rouges.